Cultures Juives
Cultures Juives
Difficile de parler de Culture Juive au singulier. Une célèbre boutade souligne le pluriel. Lorsque deux juifs discutent, il y a trois points de vue qui s’affrontent. Est-il possible de réunir tant de pensées diverses, de couleurs diaprées, en avançant les mots de Cultures Juives même au pluriel ? C’est sous la forme de questions que beaucoup d’artistes, de savants, de penseurs juifs semblent marquer les contours de ce mot juif, si difficile à cerner et à définir malgré le pluriel.
L’homme en question
Pour le poète Edmond Jabés, l’homme juif ne pose pas seulement des questions, il est lui-même devenu question. La condition humaine est en elle-même question, mais tant d’hommes se réfugient dans la certitude, et la satiété satisfaite. Les cultures juives sont marquées par beaucoup d’hommes en recherche, en chemin, dans la célèbre danse de remise en cause de soi-même et du monde de Rabbi Nahman de Bratslav. « Inlassablement, généreusement, cherche, récolte, écoute. Ce sont des notes de musique, danse. ». Dans l’Etoile de la Rédemption, le grand philosophe juif allemand Franz Rosenzweig parle d’une vivante croissance, associée à plusieurs mots-clés, commencement, renouvellement : « Un commencement pour soi, du nouveau sous le soleil ». C’est encore le mot enfantement qui vient souvent sous sa plume. Il parle aussi de « jaillissement des peut-être » et de la « danse ivre des possibles ». L’homme juif dont l’existence même a si souvent été contestée peut difficilement se complaire et s’arrêter dans la quiétude béate ou les idées reçues et retrouve presque naturellement « l’intranquillité » de Charles Péguy. Comment s’étonner alors de voir tant de savants juifs aux avant postes de la recherche scientifique, avec un cortège de prix Nobel, comme en France, François Jacob, Georges Charpak, Cohen-Tanuggi. Trois grands penseurs juifs, qui n’ont d’ailleurs pas toujours revendiqué leur qualité de juifs, sont à l’origine de la modernité. Karl Marx a exhumé sous les discours lénifiants de charité et de générosité sociale, l’exploitation si fréquente au 19e siècle de l’homme par l’homme. Freud a découvert, sous la respectabilité immaculée de tant de respectables bourgeois, une libido refoulée, « l’indigne » sexualité du cheval des habitants de Fulda. Einstein ne s’est jamais incliné devant les arguments d’autorité des pontifes de la science de son époque. C’est peut-être dans le domaine de la Sociologie et de l’Ethnographie que la remise en cause des liens sociaux respectés et respectables, par des chercheurs juifs, a été la plus évidente.
Emile Durkheim que beaucoup considèrent comme l’inventeur de la sociologie, ne s’est pas laissé circonvenir par la bienséance ou le bon sens le mieux partagé et dans son livre si fécond sur le suicide, il a montré que, contrairement à l’opinion habituelle, les femmes mariées se suicidaient plus que les célibataires, car le mariage était à l’époque fait de contrainte et de soumission dans la « solidarité mécanique » où l’être humain ne pouvait trouver épanouissement. De même les militaires se donnaient eux aussi plus souvent la mort que les civils car ils ne pouvaient trouver dans la discipline sévère de l’époque le développement personnel de la « solidarité organique ».
Marcel Mauss dans son Essai sur le Don, avait trouvé lui aussi « ce qui se cachait sous la cendre » en l’occurrence l’agressivité et la rivalité derrière le don en apparence si généreux. Comment ne pas évoquer la grande figure de Claude Lévi-Strauss, qui refusa la prétention de tant d’européens, qui méprisaient les sauvages et les « primitifs barbares », rejetés dans l’état de nature, et révéla les trésors de leurs Cultures. Rappelons sa célèbre injonction : « le barbare c’est d’abord celui qui croit à la barbarie ».
C’est peut-être encore l’intranquillité et la remise en cause permanente que l’on retrouve dans les œuvres de grands écrivains juifs séphardim d’Afrique du Nord, qui ont quitté leur terre natale comme Albert Memmi. Dans la Statue de Sel, Memmi raconte que les scouts juifs ne trouvaient jamais le temps de s’arrêter et se reposer pour respirer l’air du soir dans les vallons et les forêts. C’est le sentiment d’exil qui marque la littérature judéo-maghrébine. Les Israéliens, enracinés dans leur « terre promise » que beaucoup de juifs de la diaspora considèrent comme très ou trop sûrs d’eux-mêmes, ont-ils développé aussi une culture du questionnement ?
En étudiant la littérature et le cinéma israéliens, on a parfois le sentiment que les romanciers et les metteurs en scènes questionnent à la place et pour certains de leurs concitoyens qui, comme les Natouré Carta ou les membres du Bloc de la Foi le Gouch Emonim, se posent de moins en moins de questions. Citons Amos Oz qui a pris nettement le parti de la reconnaissance de l’état palestinien comme l’historien Zeev Sternhell. Citons encore les cinéastes, Ari Forman avec son film Valse avec Bachir qui dénonce l’incursion israélienne au Liban ou Amos Gitaï qui s’attaque aux certitudes des ultra-orthodoxes dans Kaddoch.
L’ombre de la Shoah
Les cultures juives sont marquées par la Shoah, ne fut-ce que pour essayer de s’en détacher ou d’en parler le moins possible comme Alain Finkelkraut, qui demandait que les juifs fassent un peu le silence sur cette terrible épreuve. Ce sont d’abord les écrivains du témoignage qui ont voulu aussi comprendre l’incompréhensible. Elie Wiesel dans La Nuit évoque un enfant pendu à un croc de boucher et dit-il, c’est Dieu lui-même qui était là, lacéré, torturé, pendu. Primo Levi se demandait dans Si c’est un Homme, comment rester un homme à Auschwitz, quand son ami Steinlauf, lui reprochait de ne plus vouloir se laver, en affirmant qu’il fallait rester debout, se laver chaque matin même avec de l’eau sale, ne pas céder à la déshumanisation en refusant la réponse d’un Kapo : « Ici il n’y a pas de pourquoi ». Des poètes et des peintres juifs ont voulu retrouver la parole perdue dans le « grand silence » de l’immédiat après-guerre, comme Paul Celan et Nelly Sachs. Aaron Apelfeld avec son roman Le Garçon qui Voulait Dormir, dénonçait le sommeil dans lequel les alliés vainqueurs comme beaucoup d’Israéliens juste après 1948, voulaient enfouir le souvenir. Puis vint le temps de l’explication avec surtout Hannah Arendt, qui assista au procès Eichmann, en découvrant la banalité des responsables de l’horreur, mais aussi étudia en profondeur les rouages du régime totalitaire nazi. Ce procès entraina un changement radical des israéliens qui découvrirent l’insondable et créèrent la fondation Yad Vachem, en rendant aussi hommage à tous les Justes des Nations.
Les deux passages du fleuve
Pour André Neher dans l’Existence Juive, trois mots caractérisent les cultures juives. L’homme juif est d’abord l’Hébreu, l’ivri qui signifie le passeur. C’est le nom que prend Abraham après avoir « quitté son pays, sa famille, la maison de son père » et franchi l’Euphrate vers l’autre et l’autrement. Dans sa dimension d’hébreu, l’homme juif est le compagnon de tous les hommes. Mais il est aussi l’Israélite, descendant de Jacob qui reçoit le nom d’Israël après sa lutte avec l’ange dans le désert de Péniel. Il peut alors traverser le torrent du Yabbok vers son pays natal : « retourne vers ton pays, ta famille et je te ferai du bien ». Hébreu l’homme juif est tourné vers l’universel, israélite, il affirme son identité, sa personnalité. Mais alors quel est le sens du mot juif ? Le juif c’est justement celui qui peut réunir les deux mots hébreu et israélite, qui s’engage dans le grand-œuvre de la condition humaine pour être soi-même tout en s’ouvrant aux autres, cultiver le verger de la bible et de la tradition juives et ouvrir la porte du monde. Remarquons que lorsque une des deux composantes manque, les cultures juives sont déséquilibrées et stériles, soit dans un Ghetto étriqué car volontaire, soit dans l’assimilation, la honte et la haine de soi. Les ultra-orthodoxes se referment sur leurs rites et leurs prescriptions de plus en plus rigides.
Mais certains auteurs et artistes se perdent dans la haine de soi. Simone Weill ne connaissait en profondeur ni la bible ni la tradition juive et pourtant dans La Pesanteur et la Grâce, elle traite le monde juif de « gros animal » injure suprême pour elle. Le poète autrichien Karl Kraus avait dit-on tous les courages sauf celui de se reconnaître comme juif. Emile Herzog changea son nom en André Maurois et s’intéressa plus à Balzac et George Sand qu’aux prophètes et à l’histoire juive.
Mais les grandes cultures juives se fondent sur la réconciliation des contraires, le lien entre le monde juif et toutes les autres cultures. Suivons les parcours de grands philosophes juifs que j’appelle souvent les quatre cavaliers de l’espoir. Franz Rosenzweig et Martin Buber ont noué leur amitié sur la « vie en dialogue », le Je et le Tu qui engagent une rencontre véritable où ni le Je ni le Tu ne disparaissent dans une « immense mixture » mais marquent un échange d’écoute et de respect. Buber raconte l’histoire du vieux rabbi Yaacov Itsrak qui faisait chaque jour le même rêve. Il devait se rendre à Prague et sous les murailles du palais Hraçany, trouver un magnifique trésor. Mais en arrivant à Prague Il se rendit vite compte qu’il ne pourrait jamais pénétrer dans le palais, aussi chaque jour il restait assis devant les grilles. Un garde intrigué par ce vieillard insolite s’approcha. Yaacov inquiet lui raconta son rêve et le garde éclata de rire. Figure-toi que moi aussi chaque nuit je fais le même rêve. Je dois me rendre en Pologne et dans la maison d’un vieux juif nommé Yaacov Itsrak je trouverai un trésor. Il faut être fou pour croire aux rêves. Yaacov avait compris. Il regagna sa masure et sous la cheminée trouva le trésor. C’est en allant vers l’autre jusqu’à Prague s’il le faut, que l’homme peut trouver son Je, le trésor de sa personnalité.
Emmanuel Levinas a fondé son œuvre sur le « penser à l’autre ». Pour lui le mal c’est « l’être tout court », l’être qui se limite à son tout, l’être d’indifférence qui n’a pas découvert la responsabilité dans le visage de l’autre où est inscrite la sixième parole du Sinaï, « tu ne tueras point ». André Neher, parle lui aussi de vie en dialogue, mais pour lui c’est dans le silence et la parole que l’homme peut échapper à « la fixité spirituelle ». Ce n’est pas la parole-chose, la parole-brique de la tour de Babel mais la parole qui ouvre le dialogue et par cela même tous les possibles. Mes quatre cavaliers illustrent les trois thèmes que j’ai retenus, l’homme en question, l’homme devant la Shoah et l’homme de dialogue.
Un autre penseur de notre temps pourrait aussi figurer les trois temps des cultures juives, Jules Isaac. Sans jamais renier sa judéité, le grand historien, qui « se sentait français jusqu’à la moelle » a jusqu’en 1940 parcouru un chemin de connaissance sans se référer toujours au judaïsme qu’il connaissait très peu. Chassé de l’éducation nationale par le décret d’octobre 1940, l’illustre Inspecteur Général prit conscience de sa situation de lépreux juif. Il intitula ainsi son journal de 1940 à 43 Carnet du Lépreux (conservé au Fonds Jules Isaac de la Méjanes). Après l’arrestation de sa femme et de sa fille et leur départ pour Auschwitz « simplement parce qu’elles s’appelaient Isaac », il s’attacha à trouver les racines souvent chrétiennes de l’antisémitisme. Mais son œuvre principale Jésus et Israël, n’est nullement un livre de rancœur. Bien au contraire il montre à quel point le christianisme est enraciné dans le judaïsme créa en 1948 l’Amitié judéo-chrétienne, d’abord à Aix-en-Provence. Avec les dix points de Seelisberg, qui écartaient l’accusation de « déicide » et après son entrevue avec Jean XXIII en juin 1960, il favorisa un changement radical du regard des chrétiens envers les juifs et le judaïsme. Citons une phrase prononcée à la veille de sa mort et qui pourrait pour moi représenter toutes les cultures juives dans leur épanouissement toujours à venir : « Il n’y a pas de vie religieuse authentique sans fraternité. »
Marcel
Goldenberg