Critique d’une religion du destin
Parmi les illusions que véhicule actuellement le débat politique, il y a trop souvent l’idée que le vivre ensemble se réduirait à une question de saine gestion, le débat sur les valeurs risquant de durcir des conflits et de les conduire à la violence. Ainsi, des théoriciens du libéralisme nous expliquent que « la main invisible du marché » transformerait la recherche égoïste de l’intérêt individuel en vertu publique. Après l'âge théologique, nous aurions quitté celui du politique pour entrer dans le monde de la gestion. Le long travail toujours à reprendre de pensée, de lutte, d'éducation, de spiritualité vers la reconnaissance de la personne comme citoyen responsable irréductible à son clan, sa religion ou sa nation, se trouve dévalorisé. L'universalité du bien commun n'étant plus considérée, à travers son expression politique, comme au-dessus des intérêts particuliers, ceux-ci prolifèrent dans d’innombrables stratégies claniques et « lobbyistes ».
Aujourd’hui, la société de la marchandise affiche avec clarté ses convictions profondes. Le jeu production-consommation doit suffire à épuiser la question du sens et de l'espoir. Non seulement production et consommation des choses, mais vision de soi-même comme quantité marchande à gérer à travers plans de carrières ou plus prosaïquement files d’attente au pôle emploi. Quant à la valeur du temps, les choses sont aussi très claires : "Time is money ".
Dans leur ouvrage L'Idolâtrie de marché, Hugo Assmann et Franz J. Hinkelammert, théologiens et sociologues ayant travaillé en Amérique latine, dénonçaient avec vigueur, il y a plus de quinze ans, cette réapparition de la religion du destin à travers des impératifs de gestion économique prétendument incontournables, ce qu’ils appellent « la religion économique ». La fascination de l'argent produisant l'argent, conçue comme paradigme universel, n'est que la réédition du processus idolâtre contre lequel se sont toujours dressées les résistances spirituelles. Ce dévoiement de l’économie conduit à ce qu’ils appellent « la naturalisation de l'histoire. Il s'agit de faire apparaître comme naturel ce qui est le produit historique de l'action humaine » 1. Ils analysent ainsi cette transformation de la science économique en religion du destin : « En s’arrogeant le rôle de donneuse de solutions, la science moderne a rendu plausible l’adoption, en son nom et comme uniques solutions viables, des réponses qui portent la marque d’un destin assuré et inéluctable. L’absence d’une théorie sociale sur les voies possibles d’une meilleure fraternité entre les hommes – ou l’absence de concepts adéquats de liberté et de bonheur dans le cas des sociétés complexes – a fait que l’on a cherché, en invoquant la rationalité scientifique, l’unique chemin praticable vers la liberté et le bonheur » 2.
Nous avons à réinventer un art de vivre qui ne se limite pas, au nom de dogmes prétendus incontournables, à la juxtaposition de sinistrés de l’emploi condamnés au chômage, de travailleurs stressés vivant dans la crainte de perdre leur emploi et de rentiers suspendus aux mouvements erratiques des bourses mondiales.
Bernard Ginisty
1 – Hugo Assmann et Franz J. Hinkelammert : L’idolâtrie de marché. Critique théologique de l’économie de marché. Éditions du Cerf, 1993, page 79.
2 – Id. page 139