Créer, c’est résister. Résister, c’est créer
Si vous ne l'avez pas encore fait,
lisez d'abord l'article de la semaine dernière : Indignez-vous !
Le succès du petit texte de Stéphane Hessel : Indignez-vous 1n’a pas manqué de susciter controverses, voire procès d’intention jusqu’à certaines manœuvres déplorables qui lui ont interdit l’accès à l’École Normale Supérieure pour un débat sur « l’indignation » que suscite en lui les conditions de vie faites aux Palestiniens 2. De médiocres apparatchiks de certains partis politiques se sont gaussés de cet appel à l’Indignation alors que le mot d’ordre est de « travailler plus pour gagner plus ». Plus généralement, cette attitude d’indignation ne serait qu’une posture qui éviterait de prendre à bras le corps les problèmes du temps.
Il est pour le moins surprenant qu’on puisse reprocher à quelqu’un que la faculté d’indignation a conduit, lors de la dernière guerre mondiale, à entrer en Résistance et à connaître la torture et le camp de Buchenwald, de vouloir jouer les belles âmes. Jeune normalien, Stéphane Hessel a été très marqué par la pensée de Jean-Paul Sartre chez qui il trouve un lien étroit entre indignation, responsabilité et engagement. « Sartre nous a appris à nous dire : “Vous êtes responsables en tant qu’individus”. La responsabilité de l’homme qui ne peut s’en remettre ni à un pouvoir ni à un dieu. Au contraire, il faut s’engager au nom de sa responsabilité humaine » 3.
Plus fondamentalement, cette capacité d’indignation ouvre la voie non seulement à un engagement concret dans la lutte des hommes, mais à une compréhension du monde. Dans la préface à la réédition des Écrits sur le personnalisme d’Emmanuel Mounier, Paul Ricœur analyse comment ce personnalisme auquel il a été très attaché a été emporté dans la débâcle de ce qu’il appelle « la constellation des -ismes ». « Du coup, écrit-il, l’idée d’un règne à trois : “ personnalisme-existentialisme-marxisme”, si souvent tenue par Mounier comme caractéristique durable d’une époque, prend aujourd’hui figure d’illusion » 4. Dans cette situation de suspicion généralisée contre tous les systèmes qui ont prétendu définir la totalité de l’humain, Ricœur ouvre une nouvelle voie à la réflexion : « Comment parler de la personne sans le support du personnalisme ? Je ne vois pour ma part qu’une réponse : elle consiste à donner un statut épistémologique approprié à ce que j’appelle, avec Éric Weil, une attitude. Nous avons appris d’Éric Weil que toutes les catégories nouvelles naissent d’attitudes qui sont prises dans la vie et qui, par la sorte de précompréhension qui leur est attachée, orientent la recherche de nouveaux concepts » 5.
Cette réflexion amène Ricœur, pour dit-il, « sortir des abstractions » à repérer ce qu’il appelle « une attitude personne » qu’il caractérise par trois critères distinctifs : la crise, la perception de l’intolérable et l’engagement. Dans cet itinéraire, la crise est « le repère essentiel », c’est le moment où « l’ordre établi bascule » et où « je ne sais plus quelle hiérarchie stable des valeurs peut guider mes préférences ». Mais, dans ce moment du crépuscule des certitudes et des systèmes on découvre qu’il y a de « l’intolérable ». Ainsi pour beaucoup de militants, l’engagement dans des organisations qui luttent contre la torture, le racisme, la faim, l’exclusion, le chômage est devenu le chemin vers la conscientisation politique. Ricœur conclut ainsi son analyse : « La conviction est la réplique à la crise : ma place m’est assignée, la hiérarchisation des préférences m’oblige, l’intolérable me transforme de fuyard ou de spectateur désintéressé en homme de conviction qui découvre en créant et crée en découvrant » 6. Comment ne pas entendre, en écho, les derniers mots qui concluent l’opuscule de Stéphane Hessel : « CRÉER, C’EST RÉSISTER. RÉSISTER, C’EST CRÉER ».
Bernard Ginisty
1 – Stéphane Hessel : Indignez-vous ! Éditions Indigène 2010, 30 pages.
2 – « Aujourd’hui, ma principale indignation concerne la Palestine, la bande Gaza, la Cisjordanie » page 17.
3 – Idem, page 13.
4 – Paul Ricœur : Préface à l’ouvrage de Emmanuel Mounier : Écrits sur le personnalisme. Éditions du Seuil, Collection Points, 2000, page 8.
5 – Idem, page10.
6 – Idem, page 12.