Créer, c’est résister. Résister, c’est créer
Il y a 10 ans, au Palais des Congrès de Nanterre, s’est tenu un grand rassemblement national pour commémorer le 60e anniversaire de la proclamation du programme national de la Résistance pour la reconstruction du pays.
Lors d’une rencontre de presse pour préparer cet événement, plusieurs anciens résistants s’étaient exprimés. Parmi eux Stéphane Hessel évoquait l’apport du personnalisme chrétien d’Emmanuel Mounier ne cessant d’appeler à résister à ce qu’il appelait « le désordre établi ». Pour S. Hessel, la situation du monde, à bien des égards, est aujourd’hui aussi dangereuse. Il notait le risque majeur de la déperdition de la volonté sociale, face à des politiques qui affirment qu’« il n’y a pas d’alternatives possibles » et à des experts qui transforment des outils d’analyses issus des sciences sociales en instruments d’un destin auquel nous devrions nous soumettre.
En terminant son intervention, Stéphane Hessel suggérait qu’après le Conseil National de la Résistance créé face à l'occupation de la France il faudrait maintenant inventer un Conseil mondial de la Résistance.
« On n’entre pas en résistance » répétait souvent Lucie Aubrac, personnage majeur, avec son époux, des luttes contre l’occupant ; mais, disait-elle, on réfléchit et on s’engage.
L’attitude de résistance ne résulte pas d’un sondage ou du ralliement à la pensée unique des puissants. Elle est un acte d’intelligence éthique qui affirme la liberté contre ce qui se présente comme un destin. Ce que Stéphane Hessel appellera un acte d’indignation. Aujourd’hui, si ce destin ne prend plus la forme agressivement brutale du nazisme il n’en est pas moins dévastateur à travers les « pleins pouvoirs » que beaucoup de dirigeants donnent aux marchés financiers !
La morosité actuelle qui désole nos responsables politiques n’est pas le fruit d’une perversité maligne de journalistes ou d’un tempérament viscéralement conservateur de nos compatriotes. Les évidences des « experts » assomment entreprises et salariés au travers de guerres-éclairs menées au nom d’intérêts financiers mondiaux qui détruisent non seulement les équilibres sociaux mais les logiques économiques.
Les Panzer division du court terme ruinent des arts de vivre, des perspectives d’avenir, des espaces de convivialité. C’est contre cela que s’élève l’esprit de résistance. Il n’est pas réservé à certaines périodes de l’histoire, il constitue un combat quotidien. Comme l’affirmait un intervenant au rassemblement de Nanterre : « Aujourd’hui le défi à relever pour chacun est non seulement de disposer du temps pour comprendre les complexités de la vie présente, mais plus encore de disposer d’espaces, de lieux où apprendre à penser, à agir, à devenir capable d’être des citoyens responsables de leurs actes. L’engagement qui s’impose, en l’état actuel des choses, est la fondation de ces lieux de l’expression citoyenne pour apprendre à agir et penser, et plus que jamais à résister, et dans cet acte de résistance, exister ».
Cette manifestation faisait suite à un appel
signé par d’anciens résistants pour la commémoration
du 60e anniversaire du programme du C.N.R. du 15 mars 1944,
qui me semble toujours d’actualité :
Au moment où nous voyons remis en cause le socle des conquêtes sociales de la Libération, nous, vétérans des mouvements de Résistance et des forces combattantes de la France Libre (1940-1945), appelons les jeunes générations à faire vivre et retransmettre l’héritage de la Résistance et ses idéaux toujours actuels de démocratie économique, sociale et culturelle.
Soixante ans plus tard, le nazisme est vaincu, grâce au sacrifice de nos frères et sœurs de la Résistance et des nations unies contre la barbarie fasciste. Mais cette menace n’a pas totalement disparu et notre colère contre l’injustice est toujours intacte. Nous appelons, en conscience, à célébrer l’actualité de la Résistance, non pas au profit de causes partisanes ou instrumentalisées par un quelconque enjeu de pouvoir, mais pour proposer aux générations qui nous succéderont d’accomplir trois gestes humanistes et profondément politiques au sens vrai du terme, pour que la flamme de la Résistance ne s’éteigne jamais :
Nous appelons d’abord les éducateurs, les mouvements sociaux, les collectivités publiques, les créateurs, les citoyens, les exploités, les humiliés, à célébrer ensemble l’anniversaire du programme du Conseil national de la Résistance (C.N.R.) adopté dans la clandestinité le 15 mars 1944 : Sécurité sociale et retraites généralisées, contrôle des " féodalités économiques " , droit à la culture et à l’éducation pour tous, presse délivrée de l’argent et de la corruption, lois sociales ouvrières et agricoles, etc. Comment peut-il manquer aujourd’hui de l’argent pour maintenir et prolonger ces conquêtes sociales, alors que la production de richesses a considérablement augmenté depuis la Libération, période où l’Europe était ruinée ? Les responsables politiques, économiques, intellectuels et l’ensemble de la société ne doivent pas démissionner, ni se laisser impressionner par l’actuelle dictature internationale des marchés financiers qui menace la paix et la démocratie.
Nous appelons ensuite les mouvements, partis, associations, institutions et syndicats héritiers de la Résistance à dépasser les enjeux sectoriels, et à se consacrer en priorité aux causes politiques des injustices et des conflits sociaux, et non plus seulement à leurs conséquences, à définir ensemble un nouveau " Programme de Résistance " pour notre siècle, sachant que le fascisme se nourrit toujours du racisme, de l’intolérance et de la guerre, qui eux-mêmes se nourrissent des injustices sociales.
Nous appelons enfin les enfants, les jeunes, les parents, les anciens et les grands- parents, les éducateurs, les autorités publiques, à une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation marchande, le mépris des plus faibles et de la culture, l’amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous. Nous n’acceptons pas que les principaux médias soient désormais contrôlés par des intérêts privés, contrairement au programme du Conseil national de la Résistance et aux ordonnances sur la presse de 1944.
Plus que jamais, à ceux et celles qui feront le siècle qui commence, nous voulons dire avec notre affection : " Créer, c’est résister. Résister, c’est créer " ».
Signataires : Lucie Aubrac, Raymond Aubrac, Henri Bartoli, Daniel Cordier, Philippe Dechartre, Georges Guingouin, Stéphane Hessel, Maurice Kriegel-Valrimont, Lise London, Georges Séguy, Germaine Tillion, Jean-Pierre Vernant, Maurice Voutey.
Bernard Ginisty