Comment comprendre la « Loi naturelle » en pratique ?
La notion de Loi naturelle est une référence courante et fondamentale dans l’enseignement moral de l’Église catholique, en matière sociale, familiale et médicale. Elle reprend alors essentiellement l’enseignement de Saint Thomas d’Aquin, retravaillé au cours des âges. Cette notion fait également partie des traditions et débats de la philosophie morale, entre ses diverses écoles. Ces débats, souvent critiques et toujours actuels, interrogent évidemment la réflexion chrétienne.
À l’évocation de cette référence nos contemporains se posent des questions sur la signification et la pertinence de la loi naturelle. En effet – qu’ils soient par métier décideurs en affaires, en politique, en famille, en médecine – quand ils rencontrent quotidiennement des situations singulières, ils s’interrogent sur le rapport de règles morales générales à ces décisions ; d’autre part le regard objectif que les différentes disciplines professionnelles, jointes au souci d’efficacité, leur fait porter sur les situations laisse peu de place à des arguments autres que techniques ou juridiques ; et enfin, dans les secteurs ou règnent de nouveaux pouvoirs économiques, techniques, médicaux, et devant les nouvelles situations qu’il créent, ce sont de nouveaux éclairages qui sont appelés, qui souvent diffèrent des repères anciens de la morale.
Plusieurs difficultés de compréhension d’abord, et de fond ensuite, doivent donc être examinées à propos de la signification et de la référence pratique, pour beaucoup, à l’idée de loi naturelle. Et si l’expression même de « loi naturelle » reste trop équivoque, peut-être même faut-il en éviter l’usage, sans pour autant esquiver la visée morale de fond qui sous-tend la notion classique.
Les difficultés de compréhension des termes et des notions
Le terme « nature ». Avec l’héritage de Descartes, la pensée scientifique a séparé l’ordre des choses objectives de celui des réalités humaines liées à l’esprit. Nature s’oppose aujourd’hui principalement à culture, c'est-à-dire à toutes les créations de l’esprit humain. Naturel est opposé artificiel », à « culturel », à historique, etc. Les sciences dures, comme la physique, la chimie, la biochimie sont opposées aux sciences humaines, aux life sciences, ces domaines où intervient la liberté. De façon typique, la médecine, qui depuis toujours à marqué son intérêt prioritaire pour ce qui relève du corps et non de l’âme, est aujourd’hui spécialement renforcée par les biosciences dans ce regard prioritaire, sinon exclusif, sur la nature biologique de l’être humain. Lui est étrangère la conception ancienne de la nature humaine, qui englobait évidemment le corps et l’esprit. En revanche, dans le domaine économico-politique, le mouvement écologique fait valoir tout ce que la techno science dégrade de la nature, entendue comme environnement de l’humanité, mais également bien difficile à préciser dans sa variété minérale, végétale et animale.
Le terme « loi ». Ce terme peut être entendu de deux manières totalement différentes. Dans la morale classique, le terme loi signifie une exigence morale, exigence pour la conscience, éventuellement traduite dans des lois de la cité, dans le droit. En contraste, pour la biologie comme pour les sciences dures et celles qui s’en approchent ce mot évoque une régularité des phénomènes. Il n’a aucune valeur morale en lui-même, mais il signifie le simple constat d’une régularité, voire d’un ensemble de régularités coordonnées, qui réalisent un modèle de fonctionnement. La science reconnaît en outre que la plupart de ces régularités, ces normes, sont d’ordre statistique. Et prenant appui sur ce constat, tout l’objectif des technosciences consiste à maîtriser ces régularités, à les contourner, à les utiliser plutôt qu’à s’y soumettre, à instrumentaliser les modèles de fonctionnement.
En biomédecine, la nature biologique n’est plus invoquée pour sa vix medicina (son dynamisme de réparation) mais regardée comme une réalité à maîtriser. Quant à l’écologie, si elle parle en sens inverse de la valeur à respecter de la nature (nouvel aspect de loi naturelle ?), elle est aux prises à l’enchevêtrement des réactions des différents éléments de la nature. Dans cet ordre on s’interroge sur les évolutions de l’environnement, sur ce qui est inéluctable, ce qui est à préserver, ce qui est à réguler.
On voit donc toute la difficulté qu’il y a à utiliser l’expression loi naturelle. Pourtant, il semble honnête de faire un effort pour comprendre ce qui était traditionnellement visé à travers elle. Les difficultés ne sont plus alors une question de mots, mais des questions réelles de société, questions souvent d’ordre politique.
Une visée intérieure, raisonnable et universelle
La spécificité du registre de l’éthique, ou de la morale, dans l’expérience humaine est d’abord à reconnaître. Au cours de sa croissance et de sa vie sociale, l’être humain fait inévitablement l’expérience du « bien qui est à faire » et du « mal à éviter ». Expérience éthique de base, qui ouvre à un registre autre que celui de l’information sur ce qui est. Expérience intérieure originale, celle de la conscience morale. Cette expérience est connaturelle à l’homme, d’où qu’il provienne et quelles que soient sa culture et son éducation. Elle prend place évidemment dans toute pratique humaine responsable, et elle trouve un écho dans toute culture humaine.
Mais quant à l’objet du bien à faire ou du mal à éviter il ne s’agit pas d’une intuition simple et brute. Cet objet est aussitôt saisi par la raison, par la faculté humaine de raisonnement et de calcul : le principe de non contradiction (bien et mal s’opposent), l’idée de réciprocité (la célèbre règle d’or), la logique d’une mise en rapport cohérent et pratique de faits et de conséquences. La loi morale ainsi repérée est bien, dans son ordre, une loi de la raison humaine. Elle porte en elle, toute proche, l’idée de vérité morale, même en devenir. L’entrepreneur, le médecin, le politicien ne peuvent faire fi de la réciprocité humaine et de la logique de ses exigences morales.
De par ces deux premières caractéristiques (intériorité et raison), cette connaissance morale peut être communiquée à d’autres et apparaît même comme susceptible d’être communicable à tous. Elle tend à l’universel. Certes, c’est au plan de la visée – comme tout langage, à la fois particulier dans son expression mais universel, traductible, dans sa perspective. Mais renoncer à cette tension vers l’universel est ressenti comme une défaillance de la raison (héritage de Kant). Le point est spécialement sensible dans des relations politiques interculturelles.
Quant aux fondements du droit et de la loi civile, la notion classique de « loi naturelle » -développée classiquement dans celle de « droit naturel » - avait pour fonction de les assurer, et d’intervenir comme une instance critique de toutes les coutumes établies, de toutes les lois civiles ; telle était la position à la fois des philosophes et des théologiens.
Suite aux nombreuses discussions philosophiques et théologiques de la modernité, l’histoire récente n’a pas cessé de critiquer le concept de loi naturelle. Cette critique porte principalement sur deux points : son fondement et son expression. Pour la tradition chrétienne, depuis Saint Paul, les Pères de l’Eglise et jusqu’au catéchisme de l’Eglise catholique, son fondement est la Loi de Dieu, inscrite dans le cœur de l’homme créé à l’Image de Dieu. Pour les grandes doctrines religieuses, il en va de même. Pour les humanismes athées, le fondement est politique, non transcendant. Quant aux expressions de cette loi humaine fondamentale, il faut bien les reconnaître diverses entre les cultures et (en partie) variables dans l’histoire, mais l’anthropologie culturelle peut cependant y repérer des invariants – notamment le fait même qu’il y ait partout des règles concernant le respect de la vie, la sexualité et la procréation, l’attribution des biens, etc.
Cependant, malgré ces débats, par suite des nécessités de la rencontre internationale, interculturelle, politique, la même histoire récente a fait que nos sociétés n’ont cessé de réintroduire des manières nouvelles d’équivalents, à savoir de propositions de vie humaine sensée, raisonnable, et universelle. Ainsi en est-il en Occident, et même dans l’Église catholique. La plus courante est celle des Droits humains, ou encore de la Dignité humaine ; y sont associées de nombreuses valeurs ou règles générales, formulées notamment dans des déclarations internationales. Par exemple, l’effort tenté par la bioéthique nord-américaine de mettre en valeur les principes de bienfaisance, non malfaisance, autonomie et justice, traduit un souci analogue. Quant à l’enseignement moral de l’Église, depuis le Concile Vatican II on y relève des équivalents comme les valeurs objectives de la personne, la dignité de tout être humain, les exigences de la condition humaine, etc.
Notons au passage que, malgré ces déplacements, les mêmes critiques sont faites à ces formulations qu’à la notion de loi naturelle. En effet, ne sont-elles pas aussi marquées culturellement par l’Occident ? Résistent-elles à la rencontre des cultures ? Résistent-elles aux changements rapides des pouvoirs sur l’humain ? Facilitent-elles les rencontres et l’intelligence interreligieuses ? Dans leur formalisme et leur généralité, sont-elles un réel appui au raisonnement éthique pratique (notamment en médecine) et à la communication pacifique (notamment en politique) ?
Le cadre moral d’un raisonnement pratique
Pour répondre, dans le cadre de l’expérience éthique pratique, aux questions de ce type posées tant à propos des équivalents de la Loi naturelle qu’à propos de la Loi naturelle sous sa forme classique, il nous faut repartir des relations de base qui fondent toute relation humaine : sexualité, paternité et maternité, éducation, contrats économiques, médecine, protection sociale, etc. Les sciences humaines permettent, dans chacun de ces secteurs, une analyse phénoménologique remontant au cœur d’une alliance nécessaire à la vie individuelle et collective, afin que soit préservé un sens sur lequel les partenaires s’entendent.
Et il est facile de constater que de telles relations ne peuvent rester binaires et qu’elles ont besoin de s’appuyer sur un ou des tiers : ces derniers seront témoins, éventuellement juges, de leurs termes et de leur mise en œuvre. Nous voici de nouveau devant la nécessité d’un droit, d’un ordre juridique. De nos jours, avec la globalisation des échanges, ce dernier doit de plus en plus souvent tenir compte de conventions internationales.
Cette présentation qui monte de la dimension singulière à la dimension particulière puis en direction d’une dimension plus universelle (selon les termes du théologien moraliste Xavier Thévenot) vaut non seulement pour une analyse sociale mais aussi pour le raisonnement éthique en situation. Dans une situation singulière appelant une décision éthique, l’homme d’action a pour repères moraux les règles particulières de la déontologie professionnelle, elles-mêmes encadrées par la loi civile, et ces règles déontologiques et légales étant en dernière instance même référées à des principes plus universels. C’est par des allers et retours entre ces divers niveaux – singulier, particulier, universel - que naviguera la délibération éthique dans les circonstances de la situation, le repère normatif le plus universel servant de fondement aux repères plus particuliers, eux-mêmes permettant d’approcher la situation singulière.
Quand les fondements moraux sont contestés
Mais une question importante est aujourd’hui posée, celle du fondement et de la valeur morale des règles plus universelles qui encadrent et légitiment les règles déontologiques particulières ou les bonnes pratiques d’un champ d’activités. Ce fondement a-t-il un caractère absolu, ou bien, étant de nature politique, est-il soumis à la simple décision d’instances politiques relatives à un régime ou à une culture et qui doivent, au plan international, se contenter de conventions bien fragiles ? Sur des questions comme la sexualité, l’euthanasie ou le statut moral de l’embryon, nous constatons les désaccords : désaccords des législations civiles, impossibilité d’établir des conventions internationales. En particulier, les interdits fermes destinés à protéger dans ces situations limites la vie et la dignité de l’être humain ne sont guère tenus que par l’Église catholique.
Au plan sociopolitique des fondements du droit les sociétés modernes sont partagées. La sécularisation et le pluralisme les éloignent des bases chrétiennes. Certains courants de pensée refusent expressément les absolus moraux dans la protection de la vie des personnes, allant même jusqu’à refuser la qualification de personne et l’attribution de dignité dans certaines circonstances de vie ou de santé. D’autres les relativisent en fonction de doctrines comme l’utilitarisme. Et cette incertitude aboutit à des législations de tolérance qui en viennent à légitimer de graves dérives. Quand une vérité fondamentale sur l’humain est oubliée ou niée c’est très vite la mort qui apparaît.
En guise de conclusion
Face à cette difficulté, les catholiques avertis sont invités à une triple attitude : protestataire, inventive et formatrice.
- Protestataire, en montrant le caractère contradictoire et destructeur de
nouvelles dispositions de tolérance qui autorisent ou même encouragent le non respect des personnes vivantes, et en manifestant leur position par l’action politique et par l’objection effective
de conscience.
- Inventive, en créant notamment des espaces d’accueil inconditionnel et des méthodes d’accompagnement des êtres humains dont la vie est menacée dans le climat
moral actuel.
- Formatrice, par la création et l’animation de groupes de parole et de réflexion éthique où l’on parle librement des situations rencontrées pour les évaluer et
pour agir en conséquence. La pédagogie est un lieu essentiel de la formation morale. Pour un chrétien, il s’agit aussi d’une pédagogie spirituelle dans laquelle prennent place la foi et la
raison.
Cela demande compétence et raison droite mais aussi foi, espérance et charité. La tradition des communautés chrétiennes et de l’Église, depuis les origines, est un exemple qui peut être continué sans crainte de nos jours.
Olivier de Dinechin s.j.
Département d’Éthique Biomédicale, Centre Sèvres, Paris
D’après une intervention à un congrès de médecins catholiques, à Gdansk, septembre 2008