Cimade et rétention des étrangers en situation irrégulière

Publié le par G&S

 

Dans la politique dite de gestion des flux migratoires, et tout particulièrement de lutte contre l’immigration clandestine, les centres de rétention administrative (CRA) sont le dernier maillon d’une chaîne souvent complexe conduisant à la reconduite à la frontière d’un étranger en situation irrégulière. Les CRA ont commencé à exister vers le milieu des années quatre-vingt du dernier siècle. Depuis lors, ils ont subi de nombreuses modifications de Cimade1.jpgstatut juridique, comme d’ailleurs la circulaire de 1945 sur l’entrée et le séjour des étrangers en France. Ce sont des lieux de privation de liberté ne dépendant pas de l’administration pénitentiaire, même si sous bien des aspects ils ressemblent à des prisons. La Cimade y est présente depuis plus de vingt ans et cette présence a été sérieusement mise en question au cours des deux dernières années à la suite d’une série de péripéties qui n’ont pas toujours été bien comprises par ceux n’ayant pas suivi le détail d’un dossier assez complexe. Ce texte a pour but d’éclairer le plus simplement possible les enjeux et les étapes du déroulement de cette affaire.

Mais pour le lecteur non averti, il convient tout d’abord de dire quelques mots de la Cimade, même si je suis certain que cela est inutile pour une large part des lecteurs des documents de Garrigues & Sentiers.

La Cimade est née au début de la seconde guerre mondiale sous l’impulsion de membres des mouvements de jeunesse du protestantisme émus par les problèmes rencontrés par les personnes quittant, sans ressource ni lieu d’accueil, l’Alsace devenue allemande après la défaite. Une part importante de ces réfugiés tenta ainsi de s’installer dans le sud-ouest de la France. Mais très rapidement une autre préoccupation s’est imposée au mouvement : tenter de porter secours aux juifs français et surtout étrangers atteints par les mesures raciales du gouvernement Pétain. Par ses contacts internationaux dans le mouvement œcuménique naissant, la Cimade a pu établir de nombreuses filières de passage vers la Suisse. La guerre s’est achevée, mais pas les déplacements de populations et même si les problèmes à l’origine de sa création ne se posaient plus, d’autres du même type apparaissaient soit en France ou dans ses anciennes colonies, soit dans d’autres pays. On peut résumer la situation en disant que depuis une trentaine d’années la Cimade, qui tout en restant rattachée au protestantisme français s’est beaucoup diversifiée dans l’origine de ses membres, travaille essentiellement à l’accueil et la défense des étrangers en France et dans le soutien à des programmes de développement dans certains de leurs pays d’origine, convaincue du lien existant entre la situation politique et économique des pays d’origine et les phénomènes de migration. Du point de vue juridique, l’association est indépendante selon la loi de 1901 qui a inscrit dans ses statuts : « la Cimade est une des formes du service que les églises veulent rendre aux hommes au nom de l’Évangile libérateur ». On y retrouve cette forme assez typique de bien d’autres institutions protestantes qui s’affirment liées aux églises par le sens de leur travail tout en en étant complètement indépendantes dans leurs structures. Du point de vue opérationnel, elle comporte plusieurs dizaines de salariés et plusieurs centaines de bénévoles répartis sur toute la France dont l’activité essentielle tourne autour de l’accueil et de la défense des étrangers. Sa mission dans les centres de rétention entre évidemment dans ce cadre. 

L’affaire a commencé quand les intervenants de l’association travaillant à Marseille ont été alertés sur les déplorables conditions dans lesquelles étaient retenus les étrangers en voie de reconduite à la frontière dans le centre de rétention d’Arenc. Ayant constaté que des situations similaires se retrouvaient dans d’autres lieux les ses responsables ont alerté le gouvernement (de gauche à l’époque) et en particulier le Garde des Sceaux R. Badinter. Au cours de l’entretien la Cimade a fait part de son expérience pendant la guerre de présence dans les camps français d’internement des juifs et esquissé une comparaison entre les deux situations. Le garde des Sceaux, dont la famille avait été décimée à l’époque, s’est alors emporté en refusant l’analogie, mais a cependant admis qu’une présence d’intervenants de la Cimade dans les centres de rétention pouvaient avoir un rôle bénéfique et ce fut le départ d’une activité qui a duré jusqu’à ce jour.

On devine les discussions internes que la mise en place de cette intervention a suscitées. Autorisée, et même subventionnée par l’État pour ce travail, l’association ne devenait-elle pas un des rouages d’une politique générale de fermeture des frontières dont elle critiquait la rigueur ? Par ailleurs des groupes de soutiens des étrangers proches de l’extrême gauche n’ont pas manqué de critiquer la Cimade qui, à leurs yeux, trahissait la cause de ceux qu’elle affirmait défendre en entrant dans les rouages d’un système condamnable dans sa globalité. 

Mais il est plus important de savoir ce qu’elle faisait réellement plutôt que de se perdre dans discussions infinies et conduisant à des impasses. On peut résumer l’activité de la Cimade en rétention sous trois aspects : présence et témoignage, aide humaine et sociale, information et défense des droits. Être présent signifier avoir les yeux ouverts sur ce qui se passe réellement et les oreilles ouvertes à toutes les détresses humaines qui se manifestent dans ces lieux de privation de liberté. La mission en rétention prévoyait explicitement la rédaction d’un rapport à l’intention des autorités de tutelle. Pour le lecteur intéressé le dernier rapport de ce type se trouve sur le site http://www.Cimade.org/publications/38. L’aide humaine et sociale prenait des aspects extrêmement divers compte tenu des situations rencontrées. Mais au cours des dernières années, c’est le pôle de défense des droits qui a pris la plus grande part du temps des intervenants de la Cimade. En effet la privation de liberté et l’expulsion d’une personne doivent respecter des règles de droit très complexes qui sont souvent négligées et peuvent donc donner lieu à des recours visant à l’annulation de la décision d’expulsion. La reconduite à la frontière est déjà souvent une situation traumatisante. Si le législateur a prévu toute une série de règles visant au respect des droits fondamentaux, ceux-ci doivent être respectés et les intervenants y veillent tout particulièrement.

Au cours des vingt ans qui nous séparent du début de l’intervention de la Cimade les choses ne sont pas restées statiques. La présence de cette association, décidée par un Garde des Sceaux ouvert à nos préoccupations, n’était pas toujours bien admise par les diverses autorités responsables du fonctionnement des CRA. Et dans cette affaire les gouvernements de gauche n’avaient pas une position très différente de ceux de droite. Il y a près de dix ans, alors que j’étais encore président de la Cimade, j’ai eu beaucoup de peine à contrer les intentions du gouvernement Jospin visant à limiter l’intervention du mouvement à un rôle strictement social en effaçant du texte d’un décret en préparation la mention de la défense des droits.

L’intervention de la Cimade dans les CRA n’était cependant pas sans lui poser de nombreux problèmes qu’elle n’avait peut-être pas bien évalués au moment de la mise en place de cette mission. Celle-ci s’effectuait dans le cadre d’une convention avec l’État qui assurait le financement des salaires des intervenants de la Cimade en rétention. Mais si elle gardait une relative liberté dans son mode d’intervention, comme on peut le voir à la lecture des rapports annuels qu’elle a rédigés, elle ne jouait aucun rôle dans la création ou la suppression de CRA et dans la politique générale de l’État en la matière. Lorsque la politique de reconduite à la frontière est devenue un objectif quantitatif, il a été nécessaire d’augmenter fortement le nombre de places disponibles dans les CRA et ceci s’accompagnait automatiquement d’une augmentation du nombre d’intervenants Cimade, au point que par le nombre de salariés concernés, cette activité devenait peu à peu la plus importante de la Cimade. Il y a plus de dix ans j’avais déjà alerté les instances de l’association sur le risque qu’elle prenait en cas de changement de la politique gouvernementale, l’arrêt des subventions publiques entraînant automatiquement des licenciements toujours très difficiles à réaliser, surtout dans une association à but humanitaire. Ce risque est devenu une réalité au cours des deux dernières années et a conduit à une crise dont la Cimade ne s’est pas encore relevée. Une des solutions qui commençait à être envisagée consistait à partager cette mission avec d’autres associations ayant des buts et des pratiques similaires, même si l’État préférait n’avoir affaire qu’avec un seul interlocuteur. Des discussions dans ce sens avec le Secours Catholique paraissaient pouvoir aboutir quand, en août 2008, tout le dispositif a été remis en cause par le gouvernement.

Les nouveaux principes du fonctionnement des CRA devenaient les suivants. La mission d’intervention antérieurement assurée par la Cimade était divisée en une dizaine de « lots » attribués selon une procédure de marchés publics à diverses « personnes morales ». Par ailleurs le contenu même de la mission semblait plus pencher vers l’information à fournir aux personnes retenues qu’à veiller à la défense de leurs droits. Enfin les attributaires des marchés devaient s’engager à une sorte de devoir de réserve et il n’était plus question d’établir des rapports annuels comme ceux produits auparavant par la Cimade

Il y a eu dans la presse et dans le milieu associatif d’innombrables réactions pour interpréter, expliquer ou critiquer les intentions gouvernementales et je laisse le lecteur ajouter les siennes. Une des motivations les plus couramment entendues a été l’idée de mettre fin à ce qu’on a très souvent appelé le « monopole de la Cimade ». On laissait entendre que celle-ci, assurée de ce monopole, s’arrogeait le droit d’être la spécialiste incontournable des CRA dont elle ne se privait pas de critiquer le fonctionnement. Comme indiqué ci-dessus, l’association ne revendiquait pas l’exclusivité pour elle de ce travail et elle souhaitait même le partager avec d’autres. Mais au-delà de tous les discours plus ou moins lénifiants sur cette affaire, il ne fait pas de doute que le gouvernement actuel était de plus en  plus excédé par les critiques incessantes portées par la Cimade sur son action envers les étrangers et cherchait par tous les moyens à faire taire cette voix et en particulier à lui supprimer l’accès aux informations qu’elle avait par sa présence dans tous les CRA de France.

Au-delà des critiques sur les intentions du projet, la Cimade en pointait d’autres sur son contenu. La procédure de marché, peu courante dans le milieu associatif, allait mettre en concurrence des associations qui avaient plus intérêt à collaborer qu’à rivaliser. Le devoir de réserve demandé aux associations intervenant dans les CRA était à l’opposé de ce qui avait il y a plus de vingt ans motivé l’intervention de la Cimade, à savoir éviter que des lieux de privation de liberté se créent en dehors de tout regard extérieur, ce qui pouvait reconduire aux excès que l’on avait constatés dans le centre d’Arenc dans les années quatre-vingt. Et enfin même si le mouvement ne s’accrochait pas au « monopole » comme indiqué ci-dessus, il considérait qu’un minimum de concertation et d’échanges d’informations entre associations attributaires de parts de ce marché était indispensable. En effet les CRA forment un tout et les retenus sont souvent déplacés d’un centre à l’autre, ce qui exige un suivi assurant la cohérence des interventions pour la défense de leurs droits.   

Il serait fastidieux d’évoquer toutes les péripéties qui ont accompagné la mise en place de ce nouveau dispositif. Elles ont donné lieu à plusieurs interventions juridiques allant jusqu’au Conseil d’État. Mais on devine aussi toutes les discussions que cela a suscitées à l’intérieur du mouvement, certains affirmant que le nouveau dispositif était aux antipodes de l’esprit de la Cimade et qu’il fallait se retirer complètement de cette opération, d’autres au contraire souhaitant que l’association soit candidate à tous les lots ouverts.

Tout s’est achevé à la fin 2009 et la Cimade a conservé une partie de son activité, ce qui l’a conduite à mettre en place un plan social important, douloureux pour ceux qui en sont victimes et coûteux pour ses finances. Il est encore trop tôt pour savoir comment tout cela va évoluer, et si dans la réalité des choses, sa mission se heurte à des difficultés croissantes ou à des rivalités regrettables, il n’est pas impossible qu’elle y mette un terme dans un avenir plus ou moins lointain.    

Bernard Picinbono
Ancien Président de la Cimade
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Publié dans DOSSIER L'ETRANGER

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