Ceux qui sont protégés et les autres
La dernière enquête internationale du réseau Gallup International montre que la France reste la championne du monde du pessimisme économique. L’étude montre que c’est la classe moyenne qui se montre la plus craintive pour l’avenir : c’est la peur du déclassement analysée avec beaucoup d’acuité par l’économiste Éric Maurin dans un ouvrage portant ce titre 1.
Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, il analyse avec lucidité le malaise profond d’une société française restée crispée, à ses yeux, sur la recherche de statuts censés la protéger contre les aléas des crises. Dans un entretien accordé au journal Le Monde, il s’exprimait ainsi : « Dans notre vieille société hiérarchique, la dignité sociale est historiquement attachée à la conquête et à la conservation d’un statut. Ce qui a changé depuis l’Ancien Régime c’est que les statuts ne s’héritent plus de père en fils mais doivent se reconquérir à chaque génération au terme d’une lutte généralisée. Dans un tel contexte, chacun commence sa vie avec la crainte de ne jamais trouver sa place et la finit avec l’angoisse de voir les protections chèrement acquises partir en fumée ou ne pas pouvoir être transmise à ses enfants » 2.
La société française connaît un fossé de plus en plus grand entre salariés protégés par un statut et ceux qui sont exposés leur vie durant à la possibilité d’un licenciement. Et aujourd’hui, c'est avec des contrats de travail précaires que les jeunes entrent dans la vie active.
Dans ce contexte, l’action politique devient très difficile. « Pour conjurer le déclassement, déclare Éric Maurin, les politiques sont contraints de renforcer les protections dont bénéficient déjà les salariés les plus protégés. (…) À l’inverse, pour lutter contre la peur du déclassement, il faut réduire l’écart gigantesque entre ceux qui sont protégés et les autres, car c’est ce gouffre qui est le principe même de la peur. On voit bien que ces deux politiques sont largement incompatibles » 3.
Au lieu d’un sauve-qui-peut généralisé, la crise nous invite, au contraire, à reconstruire des solidarités. Le dernier hors série publié par le journal La Croix intitulé Toute l’énergie du monde constitue une excellente illustration de ces constructions solidaires. À travers récits, témoignages, initiatives dans le monde entier on constate que ce goût de la fraternité habite toujours nos sociétés. Ce qui fait écrire à Jean-Claude Guillebaud, au terme de ce dossier : « Après trente-cinq années de crise socio-économique, alors que la dislocation menace, la cohésion sociale est sauvée de la déroute par l’action de quelques centaines de milliers de travailleurs sociaux, bénévoles, animateurs de mouvements associatifs, autant d’hommes et de femmes qu’on pourrait comparer à des sentinelles du désastre (…) Quand la politique paraît s’enliser dans l’impuissance ou la médiocrité, grâce à eux nos sociétés civiles sont moins passives ou découragées qu’on ne le croit. (…) C’est à travers ces actions ponctuelles, ces minuscules utopies réalisables, ces initiatives hors marché que s’invente le monde de demain et que se refonde, mine de rien, l’action politique au sens le plus noble du terme » 4.
Bernard Ginisty
1 – Éric Maurin : La peur du
déclassement, Éditions du Seuil 2009
2 – Éric Maurin : Toute réforme sera perçue comme une remise en cause d’un statut acquis. Entretien dans le journal Le Monde du 8 octobre 2009
3 – Idem
4 – Jean-Claude Guillebaud : Des anges gardiens veillent sur l’espérance in Cahier hors série du journal La Croix intitulé Toute l’énergie du monde. Des
récits, des initiatives, des témoignages qui donnent envie d’agir, janvier 2014, page 125