Ceci est ton corps
Ce texte a été écrit par un prêtre qui accompagne un être cher atteint
d’un cancer dans les derniers mois de sa vie.
Une re-visitation de l'eucharistie à travers cette traversée
dont il tient le journal qu'il dénomme lui-même
écriture surgissement, écriture mémoire, écriture dénuement.
Ce corps-là, je l'accompagne. N'est-ce pas chose précieuse déjà, puisque l'accompagnement au sens étymologique - cum pane - est un partage du pain ? Un viatique. Ceci est ton corps et je fais route avec lui.
Ce corps-là, il m'arrive aussi de le rafraîchir. Comme au soir du Jeudi saint. Et en clinique, c'est souvent Jeudi saint.
Lors de la Dernière Cène, Jean est seul à raconter le lavement des pieds : « Jésus se lève de table, dépose ses vêtements et prend un linge qu'il noue autour de ses reins. Puis, ayant versé de l'eau dans une bassine, il commence à laver les pieds de ses disciples et à les essuyer avec le linge 1. »
Ça paraît tout simple et c'est immense. D'abord, Jésus quitte ses vêtements. Tous ses vêtements. À la manière juive, il sait qu'« on sort de la vie aussi nu qu'on y est entré 2 ». Puis, comme un esclave, le dernier, l'étranger, dévêtement suprême, il noue un linge autour de sa taille et se met au travail.
Son propos n'est pas de nettoyer les pieds, mais de dire qu'on va d'abord vers Dieu par le bas, par l'humilité, donc par les pieds ! Cette célèbre « ablution » n'est pas affaire de propreté – c'est la théologie qu'il s'agit de rafraîchir ! La preuve, il se rhabille, reprend place à table et demande : « Comprenez-vous ce que je viens de faire 3 ? »
Comprenez-vous la proximité entre le pain qui saigne et l'eau qui s'écoule ? Un mot relie la bouche et les pieds : servir. Chez Jean, le service du frère n'est pas une « application » mais l'essence même de l'eucharistie.
Ainsi, prendre le pain, le soulever et dire : « Ceci est mon corps », c'est aussi, dans le même mouvement, te soulever et affirmer : « Ceci est ton corps. » Parce que ton corps est plus que ton corps et le sien plus que le sien.
Célébrer l'eucharistie, même dans le secret d'une chambre, même avec une seule personne, même sans personne comme il arrive quelquefois, c'est d'abord se dévêtir et prendre dans ses mains l'existence des hommes. C'est empoigner la peine et la joie, la violence et la douceur, la chair et le sang... et les faire traverser. Car il s'agit bien de franchir une frontière, d'entrer sur une nouvelle terre, de la retourner et d'y planter des « germes de transfiguration 4 ».
Gabriel Ringlet
Ceci est ton corps – Journal d’un dénuement, Albin Michel, p. 20s
1 – Jean13,4-5.
2 – Jean Grosjean, L’Ironie Christique, Paris, Gallimard, 1991, p. 202.
3 – Jean13,12.
4 – Expression empruntée au théologien Olivier Clément.