Carte d’identité ou identité à la carte ?
L’identité nationale face à l’étranger
Il y a en France, paraît-il, un débat sur l’Identité nationale. Qu’il ait été mal posé et mal mené, c’est une évidence. Qu’il ait été entamé avec des intentions peu (ou trop) claires, à un moment ambigu parce qu’en période électorale, on doit le regretter. Est-ce que, pour autant, une réflexion sur notre identité, définie par le Petit Robert comme le caractère “d’êtres parfaitement semblables tout en étant distincts”, est inutile, voire nuisible ?
On cite souvent l’Histoire dans la polémique : Ernest Renan, Marc Bloch, Fernand Braudel… mais les a-t-on lus ? Car c’est l’histoire, d’abord, dans la longue durée, qui a forgé la Nation, dans la sueur, le sang et les larmes, dans l’enthousiasme aussi, parfois ; dans la violence souvent. Mais en est-il autrement pour les autres “nations” ? Peut-on sortir de l’émiettement des baronnies, des rivalités tribales ou des convoitises de peuples voisins sans une certaine violence du pouvoir central fédérateur (cf. les “rois qui ont fait la France” ou la Révolution de 89) ? On a donc rappelé, dans le débat, l’importance de l’histoire et de la culture spécifique d’un peuple dans la constitution de cette identité. Il est vrai qu’à l’époque de l’école républicaine on nous faisait, comme étant notre “patri–moine”, applaudir Valmy et déplorer Waterloo, on ressassait Corneille, Molière, Voltaire et Victor Hugo, magiciens de la belle langue et défenseurs de nos “valeurs”, on nous enseignait même la morale civique et individuelle. Ce n’était pas sans danger, car du patriotisme “naturel” et souhaitable on risque toujours de glisser au nationalisme chauvin et agressif ; mais ce patriotisme – qu’on loue encore chez les autres – était un ferment d’unité.
La décolonisation a été un bon champ d’observation du phénomène identitaire. Le “droit des peuples à disposer d’eux-mêmes”, dont nous avions posé les bases théoriques, sans toujours les respecter, permettait à des pays – jusque là soumis et exploités par d’autres, venus d’au delà des mers – de retrouver leur dignité et leur liberté. Mais cela se fit souvent dans un imbroglio de luttes de pouvoir, d’antagonismes ethniques, d’intérêts économiques contradictoires, d’interventions plus ou moins occultes des anciens colonisateurs… et d’un nationalisme exacerbé. D’autant plus exacerbé que beaucoup de nouveaux gouvernants, par incapacité ou corruption, ne plaçaient pas parmi leurs priorités le bonheur de leurs peuples, et se servaient du nationalisme pour tenter de distraire les oppositions. En outre, souvent ces pays “libérés” ont eu pour premier souci de refuser, par la force, cette liberté (ou du moins une certaine autonomie) à leurs minorités.
Mal posée, mal menée, une possible réflexion sur l’Identité nationale a été détournée d’un usage civique : l’éclairage de l’opinion, et a suscité une polémique s’appuyant sur deux problèmes autrement brûlants : la réception des étrangers en France et le racisme éventuellement rencontré par eux. Car chercher à définir ce qui fait “un Français” a immanquablement abouti à un questionnement sur la présence importante de “non-français” sur le sol national, en oubliant qu’une bonne partie de la population est constituée de descendants d’étrangers venus au fil du temps.
Petite note “philologique” préalable : on n’a pas remarqué, dans ces débats, que, parmi les nombreux mots pour désigner l’étranger, en latin, destinés à mieux nuancer son statut : habitant d’un pays extérieur, immigré s’installant dans le pays, voyageur de passage, etc., on trouve le mot hostis. Celui-ci signifie également “ennemi”. Son passage en français est symptomatique des sentiments contradictoires que soulève l’homme venu d’ailleurs. En effet, on retrouve le même radical dans “hostile”, c’est-à-dire dont il faut se méfier ou qu’il faut combattre, et “hôte”, celui qu’on a plaisir à recevoir, qu’on doit bien traiter. On ne fait jamais assez attention à cette ambiguïté des mots quand on parle de ce sujet. On la retrouverait encore dans “étrange”. Ce qui est étrange peut être positif : « c’est hors du commun, on n’avait pas pensé à ça, c’est intéressant » ; ou, au contraire, « c’est incompréhensible, donc inquiétant, donc dangereux » …
1° La France s’est construite sur diverses strates de populations, arrivées tantôt par des voies intrusives 1, tantôt par lente pénétration et installation pacifique de gens fuyant les dangers qu’ils rencontraient dans leur pays d’origine, quêtant un avenir meilleur ou répondant à un appel de main-d’œuvre qui manquait, soit pour des travaux que les autochtones ne voulaient plus faire, soit parce qu’on avait besoin de davantage de travailleurs, par exemple lors des reconstructions d’après-guerres.
Malgré des heurts incontestables, souvent plus sociaux que proprement “ethniques” 2, l’intégration des Italiens, Polonais, Espagnols, Portugais, Arméniens, etc. s’est faite en deux ou trois générations, entre autre grâce à l’école et par mariage. Les partisans de l’immigration évoquent sans cesse cette réussite. Ils ne rappellent pas, en revanche, que ce résultat a été obtenu, au moins en partie – quoiqu’il paraisse inconvenant de le dire aujourd’hui, comme non “politiquement correct” – parce que ces vagues successives appartenaient à une aire culturelle commune, issue du “judéo-christianisme” 3. Et ce, même si ces gens étaient individuellement athées, voire anticléricaux, comme beaucoup de républicains espagnols 4. Ces arrivants se sont fondus dans la nation devenue la leur sans forcément renoncer à leur culture originelle, continuant à la vivre en parallèle dans des associations privées.
L’afflux massif, actuellement, de personnes hétérogènes à cette culture “européenne” – simple constat qui ne déprécie nullement la leur 5 – favorise, que le fait soit volontaire ou réactionnel, des césures, des conflits, qui peuvent entraîner à terme ce communautarisme qui fait peur, et dont on peut discerner les effets pervers sur le droit et les modes de vie de certains pays anglo-saxons. Un tel constat n’est aucunement destiné à refuser d’accueillir des citoyens venus d’ailleurs, de pays musulmans entre autres : c’est affirmer – sachant qu’ils ont d’autres repères – qu’il faudrait impérativement, pour que leur intégration (qui n’est pas une assimilation, non désirée par eux) puisse réussir, réfléchir avec eux aux moyens intellectuels, spirituels et matériels susceptibles de faciliter cette intégration “républicaine”, que gouvernants et partis prétendent désirer.
Il est indispensable pour l’importante minorité musulmane que leurs autorités religieuses collaborent activement à l’avènement d’un “Islam à la française”. Celui-ci, tout en respectant les traditions authentiquement religieuses, pourrait rejeter explicitement des habitudes parfois pré-islamiques ou des intentions politiques incompatibles, les unes et les autres, avec le mode de vie et les lois du pays choisi, et qui nourrissent un imaginaire méfiant sinon hostile entre les communautés. La querelle sur la burqa est à cet égard symbolique. Le voile sous forme de foulard aurait, à terme, moins gêné que cette carapace opaque qui isole une personne vivante de la société qui l’entoure. “Protection” disent quelques-un(e)s ? Un mur peut protéger, mais il enferme aussi. Certains ont déploré, au moment du refus du voile à l’école, ce qu’ils présentaient déjà comme une “stigmatisation” des élèves musulmanes. Or qu’est-ce qu’une stigmatisation ? C’est une marque indélébile (jadis au fer rouge) qui dénonce une personne en soulignant sa différence avec les autres. La burqa ne serait-elle pas une forme sévère de stigmatisation ?
Il faut beaucoup de courage aux responsables musulmans qui veulent contribuer à l’“apaisement” de l’Islam français et au recul de toute méfiance du pays à l’égard des musulmans, qui restent pour beaucoup de Français hétérogènes à leur culture. Ce courage est difficile mais indispensable. Ainsi, “il faut sauver l’imam Hassen” : Hassen Chalghoumi, imam de Drancy, ose dire tout haut ce que beaucoup d’autres n’osent pas penser tout bas. Du coup, il est menacé de mort par des intégristes. Or on ne pourra avancer qu’avec des hommes qui acceptent une réflexion critique pour discerner ce que sont les fondements de la religion, à défendre, et ce qui relève de simples coutumes, voire de manipulations politiques. Pour que d’autres aient le même courage, ils devraient être… encouragés. Mais si le soutien des non-musulmans est trop manifeste, ces hommes risquent d’être présentés par les islamistes radicaux comme des traîtres à la “cause”. Mais quelle cause, finalement ? Le djihad ? La charya imposée au monde entier… ? Ne jamais oublier que les extrémistes, les leurs et les nôtres, ennemis farouches de la liberté, la réclament pour eux, au nom de nos principes, et nous la refusent au nom des leurs.
On a assisté, enfin, à une polémique confuse entre le devoir moral de l’accueil des personnes en détresse, et les contraintes politiques liées à une réception de masse, dont les incidences économiques et sociales (emplois, logement, etc.) n’ont pas été mesurées avec précision. Parmi les protagonistes, les uns aggravent et instrumentalisent les difficultés, très réelles, par xénophobie irrationnelle ou manœuvre électoraliste ; les autres les dénient, soit par une générosité irréaliste, soit par démagogie. Il semble délicat de parvenir à une analyse sereine et juste. Ce devrait être un sujet de réflexion collective.
2° À l’occasion du débat sur l’identité nationale, on a beaucoup parlé aussi de “racisme” potentiellement lié à ce sujet. Ce mot est devenu polysémique et il couvre presque toute opposition, toute agressivité, toute “phobie” envers ceux qui ne se présentent pas comme “identiques”. Quand, jadis, je faisais cours sur le racisme, dans le cadre de l’instruction civique, j’essayais, pour les ramener à la réalité, de freiner les “bons sentiments” de certains élèves : « raciste, moi, jamais ». Je leur disais : nous sommes tous, spontanément, plus ou moins méfiants, voire “hostiles” à ce qui ne nous est pas semblable. Cette réaction peut se produire à l’égard des habitants d’un pays. Ainsi, depuis 1914, et même 1870, jusqu’à la réconciliation franco-allemande, les enfants de France grandissaient avec la haine du “boche”. Mais on s’opposera aussi bien à tel quartier de la ville ou de la ville voisine, à telle “race” (NB. : grâce à une autre partie du cours, les élèves savaient que les races n’existent pas biologiquement), contre des gens ayant une autre couleur de peau, une autre religion, un autre sexe, ou les membres de tel parti politique… Et cette cascade descend jusqu’à l’équipe de foot “adverse” : on le voit bien dans les bagarres, parfois sanglantes, entre supporters après match. Ne disons donc pas que “nous ne sommes pas racistes ”, prenons plutôt conscience des formes diverses de nos rejets de l’autre, quels qu’en soient les points d’application. Ces rejets ne sont pas les mêmes pour chacun, sans que ce mépris ou cette haine soient jamais acceptables. Il nous faut en prendre conscience pour être capables de lutter contre eux, et en nous-mêmes d’abord.
Certains “anti-racistes” sont parfois, à leur manière, des racistes qui s’ignorent ou qui mènent d’autres combats que ceux de la seule justice. Dire « les Français sont racistes » (c’est à dire tous les Français), c’est du racisme, puisqu’on attribue à chaque individu de ce pays les défauts supposés ou bien réels de certains membres ou groupes de leur communauté. Cela revient à dire non pas : « tel français est raciste parce qu’il a dit ou fait quelque chose qui le montre », mais « il est (forcément) raciste puisqu’il est français ». D’ailleurs, toutes les associations – dont le rôle, rappelons-le, a été important dans la prise de conscience de ce phénomène – luttent-elles vraiment contre tous les racismes ? Quand une amie se fait traiter de “sale française ” dans une rue du XXe arrondissement de Paris, ou qu’un petit garçon s’entend traiter de “sale chrétien ” dans une école primaire de Strasbourg, ont-ils la moindre chance de voir intervenir SOS-racisme, ou la LICRA ou… qui que ce soit ? Malheureusement oui : l’extrême droite, qui sait profiter du malaise ainsi créé et nourrir les haines. L’État poursuit-il les pères juifs ou musulmans qui refusent que leur fille épouse un chrétien ? Ne serait-ce pas là pourtant un cas de “discrimination” ?
Ce qui a compliqué le débat, également, c’est la confusion des situations. Il y a en France des Français d’origine étrangère. S’ils ont été naturalisés, il ne devrait pas y avoir de problème : ils sont français, point final. Ils doivent être acceptés comme tels, et se conduire comme tels. Autre serait le débat pour déterminer si la procédure légale est la bonne et quels critères paraissent indispensables : la maîtrise de la langue et l’acceptation de la laïcité s’imposeraient comme plus importantes et plus urgentes que de connaître les paroles des sept couplets officiels de “La Marseillaise”, que la plupart des Français “d’origine” ignorent.
Il y a ensuite des étrangers en situation régulière, déclarée, officielle : étudiants, travailleurs, artistes… Là encore, il ne devrait pas y avoir de difficulté légale. Viennent ensuite les “sans-papiers ”, gros sujets d’affrontements. Les adversaires de la présence d’étrangers irréguliers ont tôt fait l’amalgame entre ceux qui essaient de pénétrer, de force ou par fraude, dans le pays, et des gens qui travaillent déjà sur le sol français, souvent depuis des années, qui y ont parfois fondé une famille, sont connus du fisc… Tous ces cas ne sont pas équivalents. On ne peut, à la fois, solliciter une main-d’œuvre étrangère moins exigeante, moins payée, plus docile, puis la renvoyer brutalement quand on pense n’en avoir plus besoin. La responsabilité des entrepreneurs est ici patente, comme celle des passeurs ; même le chef de l’État l’a reconnu ! Cas limite d’une législation inadaptée : celui de personnes qui ne sont pas “régularisables”, mais qui ne sont pas, non plus, “expulsables” 6…
Pour finir en mineur, mais sur du concret, il faut attirer l’attention du lecteur et des pouvoirs publics sur un cas scandaleux, que personne ne soulève, et qui pourrait pourtant devenir symbolique si l’on veut réellement lutter contre ceux qui abusent de l’hospitalité de la France. Il pourrait, en outre, devenir un marqueur de la bonne foi des promoteurs ou des adversaires du débat. Au fond, définir l’Identité nationale pourrait servir à discerner les “bons français” des “mauvais”, qui n’auraient pas, eux, le droit de revendiquer cette appartenance ! Qu’est-ce qu’un “bon français” ? C’est celui qui respecte et aime ce pays de toute son intelligence, de toute son énergie, de tout son cœur. Or « où est ton trésor, là sera aussi ton cœur » (Matthieu 6,21). Où est le trésor de tant d’artistes, de sportifs, de managers, qui souvent se permettent, en outre, de donner au bas peuple des leçons de civisme et de patriotisme ? Il est en Suisse, au Luxembourg, dans les îles caraïbes, … Alors, si ceux qui veulent débattre de l’Identité nationale sont logiques et sincères, ils doivent proposer une première mesure “forte”, afin de frapper les esprits des citoyens et qu’on les prenne au sérieux : décréter la déchéance nationale de ces gens, le retrait de leur nationalité française, comme une “identité” imméritée, car ils portent un tort bien plus grave, moralement et financièrement, à la Nation qu’un petit faux chômeur ou un timide profiteur de la Sécurité sociale (constat qui ne justifie bien entendu pas ces derniers).
1 - Voir dans ce dossier, l’article sur les “Invasions
barbares”.
2 - Voir l’article sur “Les Italiens dans les Alpes maritimes avant 1939”.
3 - Pour utiliser un terme à la mode, malgré sa relative vacuité.
4 - Voltaire aussi était anticlérical, mais il avait été formé culturellement chez les
Jésuites !
5 - J’insiste pour qu’on lise ce paragraphe pour ce qu’il dit, non pour ce qu’on voudrait éventuellement lui faire
dire. Il n’y a dans ma pensée aucun rejet d’aucune civilisation ; mais le constat d’évidence qu’elles peuvent être différentes !
6 - Un autre article doit exposer ce dilemme.