Cannes 2012 : le festival aux deux chefs-d’œuvre
Quelle vision globale retenir de ce Festival après la proclamation des Palmarès ?
Deux chefs d’œuvre
Le Festival a été dominé à mon avis par deux chefs d’œuvre. De style et de sujet extrêmement différents, ils se rapprochent pourtant de manière étonnante : tous deux tournent autour de l’amour et de la mort et soulèvent la question : l’amour peut-il être plus fort que la mort ?
Le premier, le film Amour de Michaël Haneke, cinéaste autrichien mais film tourné en France, dominait de très haut toute la Sélection et a obtenu une Palme d’Or reconnue par tous comme pleinement méritée. Haneke, déjà Palme d’Or en 2009, atteint ici le somment de son art. Avec dignité et sobriété, avec la maîtrise éblouissante qu’on lui connaît, il suit un couple âgé, servi par des interprètes exceptionnels, Jean-Louis Trintignant (81 ans) et Emmanuelle Riva, tous deux bouleversants de vérité et associés par le Président du Jury, Nanni Moretti, à la récompense décernée. Le film aborde ainsi des questions majeures de nos sociétés : le vieillissement, la grande dépendance, l’approche de la mort. Et tout cela dans un contexte musical, qui rend le film encore plus déchirant : il commence par un concert aux Théâtre des Champs-Élysées auquel tous deux assistent ; elle-même a été une professeur de musique célèbre. Mais comment finalement affronter la mort qui avance ? Michaël Haneke n’esquive pas les questions qui divisent : la fin de vie, le suicide. Ce n’est pas le rôle des artistes d’apporter une réponse, mais les questions sont posées avec hauteur de vue, retenue et dignité.
Alain Resnais, à presque 90 ans, dans Vous n’avez encore rien vu, revisite le grand mythe d’Orphée et Eurydice en s’appuyant sur la pièce Eurydice de Jean Anouilh (1941). Dans une magnifique demeure du Midi, il la fait jouer par une jeune troupe, mais invite tous ses acteurs favoris, nommément convoqués, Pierre Arditi et Sabine Azéma, Lambert Wilson et Anne Consigny, Michel Piccoli, Mathieu Amalric et d’autres encore, à assister au spectacle. Ils vont eux-mêmes monter sur scène, entrer dans le jeu, nous livrant un spectacle éblouissant d’émotion contenue, de liberté, de fantaisie et aussi de gravité. Car comme le mythe toute l’œuvre d’Alain Resnais tourne autour de l’amour et de la mort – déjà Hiroshima, mon amour (1959) et L’amour à mort (1984) – l’amour, dans ce qu’il a de fulgurant, d’éternel, d’insaisissable, et la mort, celle d’Eurydice, mais aussi celle du metteur en scène, qu’il s’agit d’exorciser : lequel sera finalement le plus fort ?
« Un univers où argent, sexe et pouvoir sont rois »
Plusieurs films marquants offrent une vision très critique du monde dans lequel nous vivons, résumée par ce titre appliqué au film coréen d’Im Sangsoo, L’ivresse de l’argent. Après The Housemaid, ce cinéaste poursuit son exploration du milieu des puissants de son pays, et c’est assez effrayant. Plus remarquable, le nouveau film de David Cronenberg, Cosmopolis, qui suit une journée dans la vie d’un jeune milliardaire américain à New York : c’est aussi une vision très sombre d’un capitalisme qui s’emballe et ne sait plus où il va, d’une déshumanisation généralisée, d’une atmosphère de fin du monde. Mais on retrouve ce même univers dans plusieurs autres films : Brad Pitt en tueur à gages dans Cogan, la mort en douce, jusqu’aux Indes avec Miss Lovely d’Ashim Ahluwalia.
L’humanisme toujours vivant
Faut-il donc désespérer de l’avenir, ne voir partout que le règne de la violence, l’effondrement des valeurs ? Certains medias entonneraient volontiers cette chanson. Mais ce serait fermer les yeux sur d’autres films excellents, outre les deux chefs d’œuvre déjà mentionnés.
Wes Anderson, dès l’ouverture, s’est confirmé comme un réalisateur de premier plan. Dans Moonrise Kingdom il reste fidèle au style d’une comédie ébouriffante, comme dans À bord du Darjeeling limited, mais il suit ici un orphelin de douze ans qui se cherche lui-même, et la suite de ses aventures extravagantes, dans un camp scout sur une île préservée, amènera les adultes, tout d’abord endormis dans l’immaturité, à devenir responsables et à lui ouvrir la voie vers la vie adulte. La gravité cachée sous la fantaisie.
Le nouveau film de Jeff Nichols, Mud, raconte la grande et belle histoire, dans les bayous du bord du Mississipi, de deux ados de 14 ans que des aventures inattendues vont confronter au sens de l’amour et de la vie. Ken Loach revient avec La part des anges au domaine où il est le meilleur : l’attention aux déshérités de la vie ; il est toujours un maître du scénario (ce qui lui vaut d’être au Palmarès), mais ici comme dans Looking for Eric avec une note d’humour bien venue. Et Jacques Audiard, dans De rouille et d’os, déjà sorti sur les écrans, n’a pas peur de s’attaquer à une grande histoire mélodramatique, sauvée par la maîtrise de la réalisation et la qualité des interprètes, Marion Cotillard et le belge Matthias Schoenaerts. Et dans la finale, on n’est pas si loin de La Strada de Fellini : un homme fruste trouve enfin en lui la capacité d’être un père et de créer une famille. Tout être humain a un cœur.
Un Palmarès discuté
En dehors de la Palme d’or, incontestable, la suite du Palmarès a été très discutée. Il semble que le Jury ait privilégié les grands sujets de société : les effets pervers de la téléréalité (Reality, de Matteo Garrone), l’intégrisme religieux (Au-delà des collines, du roumain Cristian Mungiu), la pédophilie et la confiance qu’on peut faire au témoignage des enfants (La chasse, de Thomas Vinterberg), des vies cabossées et la difficulté à trouver du travail (La part des anges, de Ken Loach). On aurait pu faire d’autres choix. Les films mentionnés ci-dessus, et aussi le dynamique On the road de Walter Salles aurait aussi bien pu avoir une place.
Jacques Lefur