Bréviaire du colimaçon
Sur la vie spirituelle
de Jacqueline Kelen
(Desclées de Brouwer)
Petit livre (150 pages), mais livre dérangeant, comme beaucoup de livres venant de l'univers des mystiques. Les mystiques et les prophètes ne sont pas là pour rassurer ou endormir, mais pour éveiller à un autre monde et parfois réveiller, d'où la méfiance des institutions, quelles qu'elles soient, vis-à-vis des chemins buissonniers qu'ils nous invitent à emprunter (à travers Garrigues et Sentiers ?...).
Jacqueline Kelen rappelle en quelques lignes ce qu’est la démarche spirituelle, qui est le pèlerin spirituel, et nous propose l'image du colimaçon pour illustrer cette quête. Car cette petite limace à coquille « ne se traîne pas, comme jugent les gens pressés, mais va à son rythme sur son chemin singulier ». Elle nous avertit tout de suite qu'il ne s'agit pas de se couper de la vie quotidienne, mais au contraire d'y chercher la source pour aller vers la profondeur des choses et « trouver ce qui ne périt pas ».
Sortir du dualisme mortifère
Dans un premier temps, Jacqueline Kelen nous met en garde contre le dualisme ambiant, hérité de la culture grecque, et qui nous fait confondre âme et esprit tout en nous coupant en deux, l'âme ou l'esprit d'un côté, le corps de l'autre :
« L’homme est corps, âme et esprit et ces trois dimensions – physique, psychique et spirituelle – ne s'excluent pas […]. Il est capital de discerner en soi ce qui appartient au domaine psychique et ce qui relève du spirituel ».
Voilà qui vient à l'appui de la récente inquiétude manifestée par Mgr Michel Santier devant les évêques de France sur les dangers de confusion des genres lors de retraites « psycho-spirituelles » et la nécessaire distinction entre les domaines psychologique et spirituel : « La vie spirituelle ne peut être le résultat d’un mieux-être psychologique ».
Et Jacqueline Kelen poursuit en dénonçant certaines dérives : « La confusion continue d'être entretenue entre âme et esprit, en particulier par des thérapeutes qui se font passer pour des maîtres spirituels ».
Et malheureusement les églises en général ont une responsabilité dans cette confusion des esprits en ayant remplacé leur vocation spirituelle par la seule démarche cultuelle et dogmatique : « Si la vie intérieure éveille l'individu à son irréductible liberté, on comprend que, dans toute religion qui tient à s'établir, on insiste davantage sur le culte et la doctrine que sur l’intériorité qui prend déjà l'allure d'un chemin buissonnier [...]. Assurément, une religion a pour rôle d'inviter et d'éveiller à la vie intérieure, mais par ses attaches terrestres elle se contente souvent de la pratique extérieure, de la croyance et de la dévotion de ses fidèles. »
Jacqueline Kelen insiste : un être spirituel ne se sent pas exempté des préoccupations terrestres, les grands saints nous l'ont montré. La vie spirituelle n'est pas une forme de mépris des autres hommes, ni un désintérêt de la vie quotidienne, mais la conscience que l'intériorité est personnelle et singulière. Pour la vie éternelle (au sens où l'entend saint-Jean de vie en Dieu) il n'est programmé aucun voyage de groupe…
La vie spirituelle rend libre
Un être spirituel est éminemment libre, il n'exerce aucun pouvoir et répugne à devenir courtisan, mais le monde actuel fournit toutes sortes d'obstacles à cette liberté. L'un de ces pièges est la dictature de l'ensemble, la toute-puissance du groupe, du parti, de l'association – de la paroisse ? – dans lesquels on se sent rassuré : en voulant tromper sa solitude, on se débarrasse en même temps de sa liberté. Et le groupe permet de se fabriquer à peu de frais une bonne conscience à l'opposé d'une conscience éveillée.
La vraie grandeur de l'homme est d'ordre spirituel et, pour l'auteur, les prédicateurs chrétiens insistent beaucoup trop sur la misère de l'homme déchu, faible et pécheur en proposant comme remède le repentir et la contrition, sources potentielles de culpabilité. Tout ce qui réduit l'homme à ses déterminismes l'exempte de sa responsabilité : c'est l’homme charnel, l'homme extérieur, alors que l'homme intérieur se libère du joug, se met en marche pour quitter la maison de servitude. Jacqueline Kelen convoque Thomas d'Aquin : « Plus l'homme est grand et plus Dieu l'est aussi ».
L'auteur insiste par ailleurs sur l'importance du désir dans une démarche spirituelle, désir qu'il ne faut pas confondre avec la convoitise ou l'avidité, encore moins avec la pulsion : « Le désir, c'est le feu de la vie, c'est l'énergie de la quête ».
Et ce n’est pas un hasard si notre époque de narcissisme exacerbé est une époque de convoitise généralisée mais d'absence de désir vrai.
Présence et transcendance
La vie spirituelle est d'abord une expérience ; loin de toute théorie et de toute abstraction, elle est le sentiment à la fois d'une présence et d'une transcendance, l’expérience de La Présence et de La Transcendance.
Mais aussi présence à soi, à ce qu'on vit, présence au monde qui nous entoure, présence à ceux que l'on rencontre : on est loin de l'image stéréotypée du mystique détaché du monde.
Aller vers l'intériorité c'est aller autant vers la profondeur que vers la transcendance. Jacqueline Kelen rappelle la célèbre phrase de saint Augustin : « Tu étais plus intérieur à moi que mon être le plus intime et plus élevé que ce qui est le plus haut en moi ».
La connaissance de soi
La vie spirituelle n'est pas un savoir mais une connaissance – une naissance avec – et d'abord une connaissance de soi, grâce à l'étude, à la méditation des saintes Écritures et des textes des Pères de l’Église ou des mystiques. Il y faut du temps et du silence et nul ne peut entreprendre cette démarche pour un autre.
Mais ne confondons pas cette connaissance de soi avec la recherche du moi dévorant, avec l'exaltation de l'ego si répandu chez nos contemporains. « La connaissance de soi aboutit à l'oubli du moi ».
On est loin d'une certaine psychologie utilitaire et l'auteur nous met en garde contre les formules magiques largement répandues chez certains praticiens de la psychologie, de la psychanalyse ou du développement personnel : « s’aimer soi-même », « s'affirmer », « prendre soin de soi », etc. Autant de formules qui n'ont rien à voir avec le domaine spirituel. Jacqueline Kelen juge sévèrement certaines pratiques d’aujourd’hui : « Tant qu'un individu ne s’intéresse qu'à soigner, engraisser ou lustrer son cher petit moi, il se trouve coupé de toute possibilité d'évolution spirituelle ».
Seul, mais nourri d'une tradition
Dans cette aventure, chacun est seul avec lui-même, « terrible responsabilité de la solitude » selon l’expression de Kierkegaard. Point besoin de directeur de conscience ou de « coach ». Nul autre humain ne peut diriger l'embarcation à notre place.
Mais si la route est singulière, elle n'interdit pas d'accepter quelques nourritures : elles sont même recommandées à qui sait que l'histoire ne commence pas avec lui-même. Pour Jacqueline Kelen, qu'il s'agisse de poèmes mystiques, de traités de théologie, ou d'essais d'auteurs spirituels, les livres occupent une grande place dans une quête spirituelle car ils s'adressent à la liberté de chacun. L'auteur s'étonne - et on ne peut qu'aller dans son sens – de l'inculture religieuse de nombreux catholiques qui ne semblent pas avoir beaucoup ouvert la Bible et en sont restés au petit catéchisme de leur enfance.
Charles Péguy est cité pour son trait d'humour : « Le juif est un homme qui lit depuis toujours, le protestant est un homme qui lit depuis Calvin, le catholique est un homme qui lit depuis Jules Ferry. »
Religion et spiritualité
La finalité de la vie spirituelle n'est pas la dévotion, mais la vie en Dieu, la vie éternelle. Jacqueline Kelen nous invite à distinguer religion et spiritualité. Si la religion est le support de la spiritualité, elle n'en est pas l'aboutissement. La religion re-lie, elle retient et contraint également ; la vie spirituelle dé-lie et libère de tout.
En guise de conclusion, Jacqueline Kelen nous livre cette méditation de Nicolas Berdiaev : « Pour être homme tout à fait, pleinement, il faut ressembler à Dieu. Pour avoir une image humaine, il faut avoir une image divine. L'homme comme tel est très peu humain, il est même inhumain. Ce n'est pas l'homme qui est humain, mais Dieu. C'est Dieu qui exige que l'homme soit humain. »
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Le petit livre de Jacqueline Kelen est certainement critiquable par certains aspects – phrases excessives, termes utilisés dans des sens différents, voire contradictoires – mais il est traversé par un souffle et on ne peut lui retirer un mérite, celui de poser de vraies questions : la révélation chrétienne n'est-elle qu'un humanisme ? Sans sa dimension verticale, que devient la foi chrétienne ? Qu'avons-nous fait du combat de Jacob avec…, avec qui, au fait ?
Pierre Locher