Bonté-Affrontement
Bonté et affrontement, voilà deux termes qui peuvent apparaître contradictoires, si l’on compare les deux textes de Christian Montfalcon ; d’autant que ce même auteur les utilise à propos du même sujet : les réactions de l’homme face à son environnement.
Cependant, une lecture attentive des deux textes évoqués conduit à une autre vision des choses : la réalité ne s’impose pas, préfabriquée et finie ; elle est à construire pour une large part.
Oui, « chez les humains tout peut exister, à la fois le somptueux et le sordide », comme nous le rappelle C. Montfalcon, dans La bonté face aux critiques. Pourquoi ? Parce que l’homme est un être libre. Et j’écris cette affirmation pas seulement au nom de ma foi chrétienne mais aussi en m’appuyant sur mes connaissances d’universitaire (chercheur et enseignant en psychologie de l’enfant). En effet, nous savons, comme Henri Wallon se plaisait à le répéter, que l’homme est le seul animal à ne pas être soumis à une programmation biologique qui détermine l’ensemble de ses comportements. À sa naissance, le petit de l’homme représente l’animal le plus démuni, le plus dépendant de son environnement ; et, cependant, il deviendra ensuite l’être le plus évolué, le plus libre…
Ainsi, les jeux ne sont pas faits et l’instrument décisif qui permettra cette évolution correspond à une opération de discernement. Discernement, face au monde, lequel se présente à lui dans une très grande complexité : « tout est mêlé dans l’essentiel, chez les vivants, comme dans les institutions » (ibid). C’est pourquoi le temps des apprentissages est aussi long chez le petit de l’homme :
Face à l’autre, il se découvrira lui-même : différent. C’est ce que l’on appelle la relation d’altérité et c’est elle qui lui permettra une sortie de l’enfermement. Enfermement à l’intérieur de son être propre, pour découvrir alors, chez celui d’en-face, ce qui manque à lui-même. Ici intervient le discernement, en vue de choisir le mode de réponse : soit par des réactions immédiates (de jalousie ou de négation), soit par des réactions plus réfléchies appréciant alors l’élargissement de son univers personnel. Dans le premier cas, c’est prolonger l’affrontement par l’usage exclusif de la force d’opposition : on s’affirme contre l’autre. Dans le second cas, on regarde la nouveauté de l’autre en elle-même, comme « un plus », et on esquisse alors un geste d’accueil, de bonté, qui s’appelle la confiance. Cette confiance peut engendrer de nouvelles relations du vivre ensemble, relations qui, par exemple, s’appellent « amitié ».
Face à l’ensemble de son environnement, dont l’enfant évalue, très progressivement, l’étendue et la richesse, il fera d’autres découvertes : celle de ses propres limites et, aussi, celle des limites de l‘autre. À nouveau un choix, plus ou moins conscient, se présente à lui avant d’agir sur le monde. Dans le premier cas, s’enfermer dans une rivalité d’appropriation, opposant l’un à l’autre dans un rapport comparatif de forces ; dans le second cas, accepter la nécessité d’établir ensemble des actions concertées pour agir sur un environnement commun (à deux, on est plus fort). Cela s’exerce d’abord de manière ludique (dans les cours de récréation), puis, soutenu par une éducation appropriée, cela peut déboucher, ultérieurement, sur des initiatives sociales et citoyennes. Un chrétien pourrait ajouter un commentaire supplémentaire : accueillant librement les signes de l’Esprit, chaque personne peut prolonger et, ce faisant, participer à l’œuvre de création, une œuvre jamais finie.
Passé le temps des apprentissages des premiers âges, l’homme poursuivra encore, tout au long de son existence, la construction de sa propre personne face à l’autre (toujours nouveau), face à son environnement (toujours plus complexe), face à lui-même (jamais achevé). C’est cela le coût et le gain de la liberté.
Oui, le christianisme ne se présente pas comme une religion qui rassure avec la certitude d’un certain droit à la récompense méritée. Joseph Moingt nous rappelle que « Jésus-Christ est une personne évolutive, ouverte à la mission de Dieu en lui et à tout l’avenir de sa propre histoire qu’il abandonne à son successeur et suppléant, l’Esprit Saint Paraclet (Jean 14,16-18) » 1.
L’Évangile nous dérangera toujours, car il invite à un renouvellement permanent ici et ailleurs vers l’universel, maintenant, demain, et après l’affrontement avec la mort, jusqu’à l’éternité… Cela incite « à conclure » avec la célèbre définition de Grégoire de Nysse : « la vie spirituelle, c’est aller de commencements en commencements, pour des commencements toujours nouveaux ».
Francine Bouichou-Orsini
1 – Joseph Moingt, Croire quand même. Temps Présent, 2010, p. 124.