Blue Jasmine
de Woody Allen (E.U.)
Jasmine, mariée à un riche homme d’affaires de New-York, avec appartement près de Central Park, a longtemps vécu dans l’opulence et le luxe de la haute société. C’est une petite sœur d’Alice, plus de vingt ans après. Mais lorsque son mari est arrêté pour malversations, lorsqu’elle perd tout, la voilà désemparée, allant se réfugier chez sa sœur, caissière de supermarché à San Francisco.
On retrouve dans ce film les quatre grandes qualités de metteur en scène de Woody Allen : un scénario très bien composé, très bien mené, avec de multiples rebondissements ; l’acuité de la psychologie, tout en finesse, Woody Allen sait toujours tracer des portraits saisissants de vérité, tant en milieu aisé que dans le monde populaire, puisque les deux univers se croisent ici ; il est servi pour cela par des acteurs excellents, au premier rang desquels bien sûr Cate Blanchet et Sally Hawkins dans le rôle des deux sœurs ; et enfin il y a toujours cette petite musique de jazz, qui donne au récit sa légèreté, son ironie, sa mélancolie. On pourrait s’arrêter longuement à chacune de ces qualités.
Mais la grandeur de Woody Allen dans l’histoire du cinéma ne se limite à son talent de metteur en scène. C’est toujours aussi les sujets qu’il aborde qui retiennent l’attention, la profondeur des analyses qu’il propose. Cela échappe à beaucoup, car Woody Allen a d’abord été un comique, il est revenu avec To Rome with love à sa veine comique, et il sait traiter les sujets les plus émouvants avec légèreté et humour. C’est le propre des vrais grands comédiens. Qu’y a-t-il de plus tragique, dans la littérature française, que les grandes œuvres de Molière ? Dans ce film aussi, Woody Allen propose sans en avoir l’air trois grands sujets de réflexion... Il reste toujours un métaphysicien qui s’intéresse aux questions les plus fondamentales de l’existence. Comme beaucoup de philosophes, et au cinéma comme Bergman avant lui, il délaisse désormais la question de Dieu, mais pas l’interrogation sur le sens même de la vie.
1) La vie de Jasmine a ressemblé à celle d’Alice, mais elle est si différente, et son destin est bien plus sombre. Alice était radicalement insatisfaite, alors que sa vie baignait dans le luxe et la facilité, avec deux beaux enfants et quatre domestiques, elle avait toujours mal au dos ; à la fin c’est dans une vie simple et pauvre, dégagé de tout artificiel, qu’elle devient enfin guérie et heureuse. Jasmine au contraire, comblée de cadeaux par son mari, entourée d’amies, est pleinement heureuse dans cet univers superficiel, elle vit dans une bulle, elle n’arrive pas à en sortir. Elle amorce une retombée dans le réel en travaillant comme secrétaire d’un dentiste, mais cela ne dure pas. Elle est à deux doigts de repartir vers une vie de rêve, basée sur le mensonge, mais cela échoue. À la fin, elle échoue sur un banc, telle une épave. Opposition très forte, soulignée par l’auteur, entre le paraître et l’être, entre l’être et l’avoir, appel très fort à vivre autrement, à sortir des apparences.
2) Mais Woody en profite pour dresser un tableau sans concession de nos sociétés occidentales : à sa manière toujours ironique et distanciée, il dénonce la finance qui mène le monde, l’argent par lequel on détient pouvoir et bonheur, le miroir aux alouettes que représente un certain mode de vie qui domine nos sociétés. Il n’est pas question ici de la crise financière de 2008, mais le diagnostic n’en est que plus aigu.
3) La vie des personnes de milieu populaire n’est nullement idéalisée : elle aussi est à courte vue, simpliste, parfois portée à la violence. Mais elle aussi donne à réfléchir : sous des allures frustes, on est moins superficiel, on reste attaché à certaines valeurs, l’honnêteté, l’amour pour de bon.
Sous ses allures de comédie enlevée, le film de Woody Allen ne cesse de s’affronter en profondeur aux questions de notre société. Woody n’est pas La Bruyère, mais il n’en est pas si loin.
Jacques Lefur