Au risque de ma foi (4)
Retour de Lourdes
Épisode 4
Marie
Marie, j’en ai une très grande idée. Mère de Jésus, Mère du Christ : la vie a été pour elle une succession de drames. Elle a vécu des événements auxquels elle n’a pas du comprendre grand-chose. L’annonciation par exemple. Bien sûr, l’ange et le discours superbe qu’elle a prononcé 1, on peut imaginer qu’ils sont arrivés après coup dans le récit. La rencontre avec Élisabeth aussi. L’épisode de Jésus au Temple, sans doute également. Néanmoins, cette grossesse a du bien l’inquiéter. Ce Jésus adolescent qui en fait beaucoup et qui se prend pour qui ? Et ce Siméon, un clochard, qui nous chamboule les idées. Quelle mère ne comprendrait pas le trouble de Marie ?
Et puis ensuite, tant de temps à ruminer tout cela. Trente ans, trente ans qu’elle va épier les gestes et les paroles de son fils. Son fils qui ne se marie pas, n’a pas d’enfants : peut-être que tout cela a un sens. Voici qu’elle prend confiance : il n’est pas ordinaire ce garçon. Alors à Cana elle le retrouve à une noce et il y a un problème : pas de vin. Alors, mine de rien, elle le sollicite ; il la rabroue : de quoi tu te mêles ? Quand même, elle dit aux serviteurs : « faites ce qu’il vous dira. » Et il se lance. Premier signe et quel signe !
Puis, tout s’enchaîne ; il s’attaque aux prêtres, il s’entoure de réprouvés ; parfois elle trouve qu’il va un peu loin ; elle prend la famille avec elle et elle va le chercher : il la rabroue encore. Et voici que tout le monde en parle, de ce Jésus qui crée des désordres dans la ville.
Et arrive ce qui devait arriver. Jésus, son fils, est arrêté, supplicié, et il meurt. Elle est là avec quelques femmes. Mais c’est à un autre qu’on donnera son corps pour le mettre au tombeau. Et le matin de Pâques, c’est à une autre femme qu’il se révèlera. Pourtant c’est elle, sa mère, que les disciples prendront avec eux au Cénacle lorsqu’ils s’enfermeront pour décider de la suite de leur Histoire ; je suis sûre que, comme à Cana, elle leur a dit : « faites ce qu’il vous a dit » et qu’il ne fut plus question pour eux de reculer.
Cette Marie-là m’inspire et je la porte dans mon cœur.
Cette Marie-là, ce n’est pas vraiment celle dont on nous parle à Lourdes. Celle qui parle à Bernadette parle de culte (« vous construirez une église, vous viendrez vous laver, vous viendrez en procession »), de pénitence. C’est au demeurant une Marie protectrice et miséricordieuse.
Mais ce qu’il ressort, c’est avant tout la Vierge. La Sainte Vierge. Robe blanche, ceinture bleue et roses jaunes sur les pieds. Nous sommes loin de Marie de Bethléem, de Nazareth et de Jérusalem.
Marie, non ! La Sainte Vierge est partout. Elle est partout. Comme mère de Jésus ? À peine. Comme Mère de Dieu ? Oui, dans sa splendeur, et avec les honneurs de sa gloire. Comme Mère de l’Église, oui, surtout ! 2 Elle est ainsi invoquée en permanence, dans toutes les célébrations. Toute l’iconographie met en avant ce lien avec l’Église. Bernadette est (presque) gommée. Son intermédiation est (presque) oubliée.
Du coup, ce qui ressort, et qui est encore plus caricaturé par la multitude des commerces des objets, c’est une mièvrerie, une désuétude dont on se prend à penser qu’elles peuvent être un dévoiement du juste respect qui lui est dû. Pour le meilleur bénéfice de l’économie de l’« or bleu 3 ».
Marie, on le déplore, est aussi mise en avant pour mieux soumettre toutes les autres femmes au pouvoir masculin. À Lourdes aussi, il y beaucoup de femmes dans les églises et à toutes les célébrations. Il n’y a pas du tout de femmes près des autels lors des célébrations. Pour les hommes clercs, aimer Marie, lui rendre hommage, mais en la tenant loin d’eux, par exception au-dessus d’eux, les dispense de les aimer toutes pour ce qu’elles sont, et de leur donner leur juste place.
Marie, c’est sûr, est un bon vecteur de dévotion, car une mère accueille favorablement les prières de ses enfants, et quoi qu’en dise le dicton populaire, c’est plus facile de s’adresser aux saintes du bon Dieu, y compris la première, qu’à lui-même Et puis, je ne peux m’empêcher de penser que donner Marie à la dévotion populaire, c’est une façon de garder Jésus-Dieu au dessus de la mêlée, comme si on ne le mélangeait pas au peuple. Or, Jésus est venu pour les brebis égarées, et le moins qu’on puisse dire c’est qu’il est entré dans l’arène et qu’il est allé lui-même « au contact »…
Qu’attendent les pèlerins de cette vierge-apparition 4 ?
Que vient-on faire à Lourdes ?
Demander ! Que cessent la peur, la solitude, la pauvreté, la souffrance. Bien sûr, les pauvretés du cœur ne s’inscrivent pas sur le visage des pèlerins. Il y a aussi ceux qui ne demandent rien, rien pour eux ou rien de visible ; juste une conversion pour mieux vivre et plus conformément aux Évangiles.
Une guérison ? Certes et sans doute faudrait-il distinguer les bien portants et les mal portants…
Pour certains, même des mécréants, même des « résistants » au surnaturel, l’urgence d’une situation médicale leur fait tenter la dernière chance (il n’y a rien à perdre). La prière pour un miracle s’impose. Peut-être est elle plus fréquente que je ne l’imagine ; mais personnellement, je n’ai pas senti parmi les pèlerins du groupe cette émotion de l’ultime.
Mais qui peut sonder les cœurs ? Il est un moment où chacun a envie de dépasser le réel et est tenté de croire à des choses insaisissables… la guérison de l’âme, c’est l’entrée dans le plan de Dieu qui nous la donnera : « aimez Dieu et chacun de vos frères…». Mais ce plan de Dieu est contrarié par les aléas de la vie.
Alors, chacun attend le coup de pouce qui aidera à la conversion, et se tourne vers Marie, si disponible ici…
On dit qu’il faut croire très fort. Pourtant un miracle guérissant un incroyant serait une preuve plus forte ; pas de guérison dictée par la conviction. Une réalité bien réelle, si je puis dire 5. Mais cela serait très décourageant pour les croyants qui considèreraient qu’il y a là comme une injustice, la grâce devant être apportée plutôt à ceux qui abondent en dévotions, en signes. Lourdes est un lieu des signes, en conséquence de quoi, le miracle « doit » être la réponse à des signes. Débat complexe et… sans intérêt : comme on dit, l’Esprit souffle où il veut.
Pour moi, j’ai lutté pendant tout ce pèlerinage pour penser et côtoyer Marie en Marie, mère de Jésus et non en Sainte Vierge. Il arrive que le vocabulaire nous trahisse et que l’on prononce l’expression fatale. Il arrive aussi que, en toute sincérité, on se prenne à croire que le lâcher prise passe par cette douceur d’être pris en charge ; et que ce refus de «s’abandonner» n’est qu’un orgueil d’intello… et qu’il n’y a pas pire faute que l’orgueil, l’ubris qui nous fait semblable à Dieu.
Marie, je l’appelle auprès de moi comme une aide, un soutien, une complice, une meilleure amie, à qui on demande conseil, amie qu’on admire et vous dépasse de loin mais dont on sait qu’elle ne changera pas le monde à votre place.
Cette distance est aussi le prix à payer pour la liberté que Dieu me donne.
(à suivre)
Danielle Nizieux
1 – Au demeurant inspiré de celui d’Anne (1er livre de Samuel)… dont rien ne permet de penser qu’elle le connaissait au point de le reprendre à son compte. Les femmes ne fréquentaient pas la synagogue.
2 – Vatican II, Lumen Gentium Chap 7 : La Vierge Marie. Les polonais bataillent pour que Marie soit nommée mère de l’Église, ce que la majorité des pères conciliaires trouve théologiquement inconcevable. Ils préféraient la voir dans l’Église, disciple de Jésus, qu’au-dessus de l’Église. Pas de Marie Mère de l’Église. Alors le pape Paul VI, très influencé par un certain Carol Wojtyla, dans un discours du 21.11.64, proclame « la Vierge Marie, Mère de l’Église », « … que ce titre si doux serve à l’avenir pour invoquer la Vierge d’une façon plus honorable par tout le peuple chrétien ».
Ce n’est pas très différent des « micmacs » du concile de Chalcédoine en 450, qui a établi le dogme de Marie, mère de Dieu…
3 – Cf. l’expression dans Les guerres de la Vierge, une anthropologie des apparitions de Élizabeth Claverie, NRF essais, Gallimard, 2003.
4 – Idem 3.
5 – C’est le cas dans le récent film Lourdes.