Aimer et admirer
Parmi les phrases denses et saisissantes qu’on ne finit pas de découvrir en lisant Les Pensées de Blaise Pascal, celle-ci me semble une ouverture majeure à la compréhension du monde : « Tout ce qui ne va pas à la charité est figure » 1. Il faut évidemment entendre ici le mot « charité » au sens fort du XVIIe siècle, qui dépasse l’invitation aux bonnes œuvres pour signifier la réalité ultime de l’amour par laquelle Jean l’évangéliste définit Dieu et sans laquelle toute chose n’est que « figure » évanescente.
Bien souvent, les combats pour les droits de l’homme sont allés de pair avec un soupçon généralisé vis-à-vis de la charité. Certes, il était indispensable que la notion de droit émerge pour échapper aux dangers d’un paternalisme qui ferait l’impasse sur la citoyenneté. Mais l’histoire du siècle précédent nous a montré que les combats pour la justice qui oublient la source de l’amour risquent de dégénérer. Après la longue nuit de la guerre et de l’occupation de la France, Albert Camus redécouvre dans la lumière méditerranéenne du site algérien de Tipasa un lieu où « rassasier les deux soifs qu’on ne peut tromper longtemps sans que l’être se dessèche, je veux dire aimer et admirer. Car il y a seulement de la malchance à n’être pas aimé : il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd’hui, mourons de ce malheur. C’est que le sang, les haines décharnent et le cœur lui-même ; la longue revendication de la justice épuise l’amour qui pourtant lui a donné naissance. (…) Pour empêcher que la justice ne se racornisse, beau fruit orange qui ne contient qu’une pulpe amère et sèche, je redécouvrais à Tipasa qu'il fallait garder intactes en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l’injustice et retourner au combat avec cette lumière conquise. (…) Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible » 2.
Cette « charité » dont parle Pascal n’est pas la propriété d’institutions, fussent-elles religieuses, qui prétendraient régenter l’ordre du politique. C’est d’abord une expérience personnelle de la grâce, c’est-à-dire de la perception de ma venue au monde ni comme une nécessité, ni comme une absurdité, mais une gratuité.
En ce début de la deuxième décennie du siècle, la misère touche une grande partie de la planète. Il faut continuer les combats contre la faim, la maladie, l’ignorance, l’exclusion. Cela passe par des législations nouvelles, des droits nouveaux pour les citoyens, des institutions à construire et la maîtrise des flux financiers abandonnés par les politiques aux intérêts à court terme des banques et de leurs dirigeants. Il faut nous y engager à condition de ne pas oublier ce que nous rappelle un autre méditerranéen, le philosophe libanais René Habachi : « Que l’organisation n’endorme pas l’institution, que l’institution n’abrite pas le manque d’imagination, que la raison ne stérilise pas la grâce et que la justice ne tue pas le don. Et surtout que l’existence d’une organisation ne dispense pas la gratuité de se frayer de nouvelles issues » 3.
S’il y a des vœux à formuler en ce début d’année, c’est, pour reprendre les mots d’Albert Camus, que nous gardions intactes en nous nos capacités d’aimer et d’admirer.
Bernard Ginisty
Chronique diffusée sur RCF
Saône-et-Loire le 15.01.11
1 – Blaise PASCAL : Pensées in Œuvres complètes, La Pléiade, Éditions Gallimard 19545, page 1274
2 – Albert CAMUS : L’Eté in Essais, La Pléiade, Éditions Gallimard, 1965, pages 873-874
3 – René HABACHI : Théophanie de la gratuité. Philosophie intempestive. Éditions Anne Sigier, 1986, page 183