Aimer et admirer
Qui aurait pensé, il y a une quarantaine d’années, que Jean Daniel puisse écrire, en 2009, dans un éditorial du Nouvel Observateur : « Sartre et Camus ! il n’est plus question aujourd’hui que de Camus. Quand ce journal est né, il y a quarante-cinq ans, on doutait que Camus fut philosophe. Et autour de moi des ricanements ponctuaient mes évocations de l’auteur de l’Exil et le Royaume et du Premier Homme » 1. Celui que l’on taxait dédaigneusement dans les années 70 de « philosophe pour classes terminales » est aujourd’hui un des auteurs français les plus lus et étudiés dans le monde. Chez nous, il apparaît aujourd’hui dans toute la force de sa lucidité. C’est Michel Onfray, peu suspect de faiblesse pour l’enseignement académique de la philosophie, qui écrit dans un ouvrage récent : « Je crois que Sartre a plus été “le pont aux ânes de l’enseignement de la philosophie dans les lycées” que Camus, justement plus subtil, plus fin, plus en nuances, en demi-teintes intellectuelles, moins manichéen, donc plus compliqué, plus complexe à aborder que la machine sartrienne, un véritable bataillon de bulldozer peints en noir et blanc – idéal pour les adolescents. Camus joue de la gamme des aurores et des crépuscules, des eaux moirées et violettes de la Méditerranée, des ciels aux azurs sidérant – un penseur pour adultes » 2.
Certes, on peut s’interroger sur la volonté du Président Sarkozy de panthéoniser Albert Camus. Celui qui écrivait : « Oui, il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l’entreprise, je voudrais n’être infidèle ni à l’une, ni aux autres » 3 n’a pas grand-chose à voir avec le style bobo et bling-bling du sarkozysme.
De son enfance algéroise, Camus retient à la fois la pauvreté vécue, mais aussi la splendeur de la lumière méditerranéenne : « Élevé d’abord dans le spectacle de la beauté qui était ma seule richesse, j’avais commencé par la plénitude. Ensuite étaient venus les barbelés, je veux dire les tyrannies, la guerre, les polices, le temps de la révolte » 4. Le jeune méditerranéen va connaître l’Europe de la guerre, de la violence, des camps. « Il avait fallu, écrit-il, se mettre en règle avec la nuit : la beauté du jour n’était qu’un souvenir ». Mais bien loin de le conduire à la violence, au ressentiment ou au sectarisme, l’épreuve l’amène à découvrir en lui ce qu’il appelle un « été invincible ». Et il faut lire ici ces quelques lignes, parmi les plus belles qu’il ait écrites, face au site algérien de Tipasa : « Je regardais la mer qui, à cette heure, se soulevait à peine d’un mouvement épuisé et je rassasiais les deux soifs qu’on ne peut tromper longtemps sans que l’être se dessèche, je veux dire aimer et admirer. Car il y a seulement de la malchance à n’être pas aimé : il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous aujourd’hui mourons de ce malheur. C’est que le sang, les haines décharnent le cœur lui-même ; la longue revendication de la justice épuise l’amour qui pourtant lui a donné naissance. Dans la clameur où nous vivons, l’amour est impossible et la justice ne suffit pas (...) Pour empêcher que la justice se racornisse, beau fruit orange qui ne contient qu’une pulpe amère et sèche, je redécouvrais à Tipasa qu’il fallait garder intactes en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l’injustice, et retourner au combat avec cette lumière conquise. (…) Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible » 5.
Bernard Ginisty
Chronique diffusée sur RCF Saône & Loire le 05.12.09
(1) Jean DANIEL : Camus, le sacre. Éditorial du Nouvel Observateur du 19 novembre 2009
(2) Michel ONFRAY : La Pensée de midi. Archéologie d’une gauche libertaire. Éditions Galilée 2007, page 41.
(3) Albert CAMUS : Retour à Tipasa in L’Eté. Éditions Gallimard, 1954, pages 157-158
(4) Id. page 145
(5) Id. Pages 155-156