À quoi tient la Beauté ?
À quoi tient la Beauté ? Où réside le mystère de l’œuvre belle et quel est le nombre d’or où l’art a son secret ?
Nous ne le saurons jamais ici-bas. Et pourtant sans la connaître nous ne laissons pas de la reconnaître toutes les fois que nous la rencontrons… Dans une sorte de ravissement qui nous purifie de nous-mêmes et nous recueille en elle, saisis de respect et d’amour, nous nous sentons transformés en Lumière mystérieuse dont le foyer nous demeure inaccessible, encore que nous soyons devenus intérieurs à lui et à nous : le chef-d’œuvre a suscité cette rencontre dont il procède, cette communion dont il garde le recueillement.
Toute la vérité de l’art est dans ce regard intérieur intégré à son mouvement. Peu importe que ses figures trahissent une gaucherie ingénue ou une technique raffinée ; l’essentiel est qu’elle porte cette inflexion virginale qui ouvre la matière au secret de l’Esprit.
Là, nulle imitation n’est possible, nulle contrefaçon ne tient, l’œuvre ne peut nous émouvoir si l’artiste ne s’est abandonné à l’étreinte de la Beauté, si la vibration de ce contact n’est toute vivante encore dans le modelé de son dessein. Aucune formule, aucun canon ne peuvent lui être à ce point d’aucun secours et nous dispenser nous-mêmes du don que nous avons à faire avec lui : une présence émane ici, qui exige, pour être perçue, une communion personnelle. C’est cette Présence qui est la Beauté. Toute œuvre d’art en porte le reflet, chacune à sa manière la communique, aucune ne l’enclôt, elle est infinie, elle est esprit, elle est Quelqu’un, mais son nom est ineffable.
En assouplissant la matière à l’inspiration qui l’emporte, l’artiste cherche à faire vibrer, toujours plus riches et plus purs, les harmoniques d’un ton fondamental dont aucune oreille ne peut ici-bas percevoir l’inexprimable splendeur, et l’artiste est d’autant plus grand qu’il nous jette plus immédiatement au cœur du silence où l’esprit recueille l’écho de l’unique Parole dont le cœur obscurément touche les abîmes…
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Il y a sans doute dans la musique des sons qui sont des vibrations de l’air, sonorisées par les vibrations de notre appareil auditif et entendues par les organes récepteurs de notre cerveau (première dimension : matériaux). Il y a en outre, une construction mélodique où ces matériaux sonores sont disposés dans un certain ordre (les intervalles de la gamme) et suivant les règles d’un certain style – neume grégorien, choral, sonate, fugue etc. (deuxième dimension : construction technique).
Si vous entendez une pièce musicale, vous pouvez distinguer ses intervalles, reconnaître et analyser toutes les parties de la construction, retrouver, en un mot, les deux premières dimensions. Mais ce n’est pas encore la musique. Autrement il suffirait d’appliquer strictement des règles pour être un artiste. Ce n’est pas le cas. Un homme peut être un virtuose étourdissant, déchiffrer à vue n’importe quel morceau et nous laisser froids, comme si nous étions en présence d’un mécanisme parfait. Il n’y a personne…
La Musique c’est autre chose. L’artiste est celui qui nous transmet la présence, qui nous délivre de nous-mêmes (du moi-zéro) en nous introduisant dans notre intimité (moi-valeur) comme dans un dialogue de lumière et d’amour où nous ne sommes plus qu’une réponse totale à la Générosité qui nous appelle et nous accueille. Cela veut dire que l’artiste est celui qui écoute et dont la musique exprime justement ce dialogue qu’il devient. Alors, il y a dans son jeu ou dans son chant plus que lui-même qui nous fait découvrir en nous plus que nous-mêmes.
La Musique, en d’autres termes, naît du silence et elle conduit au silence : du silence-de- soi dans l’artiste au silence-de-soi en nous-mêmes. La musique est le chant du silence. Les sons et toute l’architecture mélodique ne sont que les porteurs de ce silence créateur que l’artiste écoute pour que nous l’écoutions à notre tour. La musique est le sacrement du silence (le signe qui nous le rend sensible et le communique). Si le musicien s’écoute lui-même au lieu d’écouter la voix du Silence, alors il n’y a plus de musique. Il n’y a plus que lui-même c’est-à-dire : zéro. La troisième dimension de la Musique est donc la Présence qui se révèle dans un silence qu’il faut devenir : Dieu lui-même dans l’espace de générosité qui s’ouvre en nous dès que nous nous perdons en Lui. Cela revient toujours à dire que la Musique est médiatrice entre le silence que l’artiste écoute et le silence qu’il éveille en nous, itinéraire du silence au Silence…
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En regardant les œuvres de Michel-Ange, sans me battre les flancs pour les trouver extraordinaires, en me laissant parfaitement faire par elles, je sais bien qu’à un moment donné j’ai senti que j’étais pris. J’étais pris par quelqu’un. Je me perdais dans je ne sais quoi auquel je n’aurais pas pu donner un nom, ce n’était plus l’œuvre de Michel-Ange que je voyais, c’était à travers l’œuvre de Michel-Ange une présence. Cette présence dont, si vous voulez, Platon parle dans le Banquet. Cette beauté qui n’a plus de figure, qui n’a plus de visage, qui n’a plus de mains, qui n’a plus de nom, qui est l’horizon de toutes les œuvres d’art, qui est le désir de tous les poètes, qui est la joie de tous les musiciens, cette présence qu’il est impossible de nommer, qui nous envahit tout entier et que je sentais maintenant prendre possession de moi. Et je me souviens avec une parfaite netteté que l’impression que j’ai eue ce matin-là était une impression d’immense liberté, la liberté d’un homme qui prend des vacances de lui-même, qui ne se souvient plus qu’il est là, qui ne se voit plus, qui ne se regarde plus, qui ne s’écoute plus, qui est perdu, perdu dans cette présence qui l’aspire, qui l’appelle, qui le remplit, qui le comble et qui devient vraiment pour lui une respiration… Je sentais que j’étais pris dans un dialogue et que c’était ça la vie. Il y avait là quelqu’un qui m’envahissait tout entier, qui me libérait de moi-même, et qui, en même temps me faisait entrer dans ma véritable intimité.
Cette extase je l’ai faite depuis d’ailleurs, je ne cesse de la faire, toujours et partout, mais c’est toujours la même découverte, ce sentiment qu’on se quitte soi-même, qu’on s’oublie, on se perd de vue et qu’on écoute, qu’on écoute dans un silence merveilleux, où on s’enracine dans une Présence qui est la Vie de votre vie…
Maurice Zundel
Transmis par Christian Montfalcon