À propos de fraternité
Une invitation à re-visiter le passé, en vue de mieux préparer l’avenir
Le concept de fraternité, fait actuellement l’objet d’un regain d’intérêt. On peut évoquer plusieurs initiatives situées dans des contextes variés : politique-social (ex. : le RSA), multiculturel (l’effet Obama), écologique (le développement durable), etc. De même, différentes prises de positions se sont exprimées, oralement ou par écrit ; en particulier, deux ouvrages, récemment parus, qui ont exploré systématiquement ce thème commun, et à travers deux approches très différentes.
Garrigues et Sentiers a déjà évoqué le contenu du livre de Régis Debray Le moment de fraternité 1. Il s’agit d’une approche très originale : celle d’un observateur agnostique, qui se présente comme un « médiologue », attentif aux interactions objectives qui s’établissent, au cours du temps, entre des structurations culturelles et des médiations techniques 2. Cependant, cette position d’observateur neutre laisse passer, parfois, quelques notes plus personnelles, placées entre parenthèses à la fin d’un chapitre. Ainsi, ces brèves évocations autobiographiques relatives à son expérience révolutionnaire, dans le maquis vénézuélien en 1964, ou encore, à une scène politique, dans le palais de l’Élysée à Paris en 1981.
Le livre d’Hubert Herbreteau 3, La fraternité, entre utopie et réalité, rédigé dans une tonalité plus classique, présente une étude descriptive et réflexive sur les origines et les différentes manifestations de la fraternité, dans les sociétés humaines et au cours de l’histoire. Sa position de pasteur, Évêque d’Agen, engagé notamment auprès des jeunes, oriente son regard et l’attarde sur des lieux collectifs adaptés au « vivre ensemble » des jeunes.
1. - Dans un premier temps, il est nécessaire de rappeler les dates et moments importants qui ont marqué le parcours de ce concept, et pour ce rappel historique, nous nous appuierons essentiellement sur l’étude minutieuse de R. Debray.
- Son origine réside dans la Bible, renouvelée par le Nouveau Testament, avec le fameux précepte évangélique Aimez-vous les uns les autres. « Ce fut une révolution. Le croyant doit aide et assistance aux malheureux, obligation de bienfaisance dévolue à l’Église» (R. Debray 1 p. 251). Les incitations des disciples sont nombreuses : « Vous êtes tous frères » (Matthieu 23,8), «Il n’y a plus ni Juif, ni Grecs, ni esclave, ni homme libre, ni homme, ni femme », (St Paul, Épître aux Galates 3,28), etc.
- Le mot latin fraternitas n’apparaît qu’au IIe siècle chez les auteurs chrétiens, affirme R. Debray 1, signifiant par là une reconnaissance des pratiques en cours, au sein de groupes chrétiens, (p. 251). Il faut cependant ajouter que si Tacite utilise ce terme c’est dans le sens restreint de « confraternité entre les peuples » et non d’appartenance à une unique famille.
- Son apparition publique est plus tardive, au sein de la vie politique nationale, en France. « C’est en 1790, dans un discours portant sur l’organisation de la garde nationale, que Robespierre proposa d’écrire Fraternité sur nos drapeaux (…) retour inattendu d’un précepte évangélique ». (R. Debray 1 p. 15). Cependant, s’étonne R. Debray, l’Église catholique s’opposa longtemps à la Déclaration des droits de l’homme, reconnue que très tardivement : selon l’Auteur, sous le pontificat de Jean-Paul II ; en réalité, Jean XXIII, dans l’encyclique Pacem in terris, en avait reconnu la valeur en 1963. Cette réticence de l’Église paraît d’autant plus étonnante que plusieurs de ses propres congrégations religieuses exerçaient des règles démocratiques depuis les premiers siècles…
- La Déclaration des droits de l’homme, adoptée le 26 août 1789, a été débattue à l’assemblée Constituante. Il faut ajouter qu’elle intègre des apports variés : inspirée des œuvres de Montesquieu et Rousseau jusqu’aux contributions directes de Condorcet et Sieyès…
- On assiste alors à la naissance d’une nouvelle religion, fondée sur les droits sacrés de l’homme. « L’inventeur du mot socialisme, Pierre Leroux, a publié un petit traité, D’une religion nationale ou du culte, 1846, (…) engagée tacitement à remplacer le christianisme et le clergé (…) une religion sans théocratie » (p. 119). Il convient, cependant, de nuancer cette affirmation de P. Leroux, car le courant révolutionnaire s’est bien référé au culte de la Raison et de l’Être suprême que Robespierre a tenté d’imposer par la force.
- La Déclaration de 1948 précise que tous les humains doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. Comme le rappelle Debray 1 : « La version mondialisée de 1948, adoptée à Paris, et qui doit d’être universelle, et non platement internationale, à l’éminent René Cassin, l’un de ses parrains, aux côtés d’Eleanor Roosevelt, du Libanais Charles Mali et du Chinois Peng-Chun-Chang », (p.127). Pour Debray, "c'est la religion de l'Occident contemporain" et nous pouvons résumer ainsi sa conclusion : si la France peut en revendiquer un droit d'aînesse, les États-Unis, eux, en assurent de fait la gestion. (p. 131).
2. - Dans un deuxième temps, nous présenterons une série de constats, reconnus par les auteurs de ces deux ouvrages, par delà même leurs positions de départ, fort différentes. Cette remarque pourrait contribuer à dépasser des confusions verbales, sources de dérives et fixations absurdes, et nous pousserait, dans un troisième et dernier temps, à mieux recevoir les interpellations qu’elle nous renvoie aujourd’hui.
2.1. La fraternité est un concept ambigu, décrié par de nombreux auteurs
- R. Debray 1 évoque notamment Sartre, « l’enfer c’est les autres » et Flaubert, qui n’hésitait pas à déclarer : « La fraternité est une des plus belles inventions de l’hypocrisie sociale » (p. 262).
- H. Herbreteau 3 cite des critiques du même ordre, Freud formule une critique sévère du commandement chrétien « tu aimeras ton prochain comme toi-même » (p. 17), Marx juge ce concept vide de sens et d’origine bourgeoise après les massacres d’ouvriers en juin 1848, (p. 22) ; de même, il paraît illusoire et dangereux pour Finkelkraut 4, au regard de l’ambivalence et de la violence humaine
2.2. La fraternité ne se décrète pas, elle se conquiert, c’est un idéal
- Pour R. Debray 1 : « On ne naît pas frères, on le devient (…). Qui fraternise le fait à ses risques et périls », (p.272).
- En écho, l’affirmation suivante : « Elle reste toujours une relation à construire et elle n’est jamais une possession acquise», (Hubert Herbreteau 3, p. 10). S’appuyant sur les analyses de Lacan et René Girard, l’Auteur affirme que ces mécanismes primitifs de rivalité et de défense existent, aujourd’hui comme hier, chez l’homme comme chez les autres animaux. Cependant, ces mécanismes peuvent, chez l’homme, être dépassés, grâce à la possible mise en place de processus de reconnaissance plus élaborés. Ces derniers sont alors susceptibles d’intégrer, dans un même schéma, la perception de l’autre, « semblable et différent », (Hubert Herbreteau 3 p. 18-19).
2. 3. La fraternité suppose un supra qui soude le «nous » et le dépasse
- Pour R. Debray 1 : « Un nous se noue par un acte, délibéré ou non, de sacralisation (p. 18). Nationalisme et communisme ont fait la preuve que le plus virulent des sacrés est celui qui s’ignore (p. 29). Le sacré est apparu avec l’homo sapiens (p. 32). Les autres espèces animales (…) ont des territoires, mais non des sanctuaires. Une hérédité, mais non pas d’héritage (p. 97). Pas de lien visible, sans un invisible, pas d’inter sans supra (p. 86) ».
- Pour H. Herbreteau 3, la fraternité réside dans la communauté de destin de l’humanité, commune à toute la tradition judéo-chrétienne. « Dieu en tant que créateur du ciel et de la terre est le Père de tous les hommes, chaque personne est un partenaire de Dieu » (p. 146).
- Nous pouvons retrouver cette même idée de support transcendant chez beaucoup de révolutionnaires, en relation avec l’Être suprême. Ainsi, Voltaire 5 écrit dans son Traité sur la tolérance : « Enfants d’un même Dieu, vivons du moins en frères ».
2. 4. Sur le plan politique, cette notion de fraternité demeura souvent la parente pauvre, arrivée en dernière position. Deux faits significatifs sont évoqués par R. Debray 1.
Le problème de l’esclavage, selon R. Debray, n’aurait pas beaucoup attiré l’attention des révolutionnaires. Tocqueville évoquait l’extermination des Indiens, comme « une destruction inévitable » (p. 240). Mais la prise en compte du contexte historique oblige à nuancer la sévérité de cette appréciation. Il s’agit seulement pour Tocqueville d’exprimer, face à ces territoires américains envahis par des blancs, un constat amer sur le sort des Indiens. De la même façon, il faut bien préciser que la Constituante a bien débattu de l’esclavage et que la Convention l’a même provisoirement supprimé. Cependant, sous l’action renforcée du lobby des colons, Napoléon le rétablit en 1802, et ce jusqu’en 1848.
L’existence des syndicats. C’est seulement en 1884, soixante ans après la Grande-Bretagne, que furent reconnues en France les libertés syndicales, et, en 1901, les associations simples » (p. 246). Et, de conclure : « Sans la remontée d’un romantisme chrétien (avec des socialistes dits utopiques, les Gabet, Buchez, Leroux et Saint-Simon) la fraternité ne serait jamais devenue un classique républicain » (p. 253). Il convient d’ajouter que la France doit le premier frisson syndical à Napoléon III : le 25 mai 1864, la loi Ollivier supprime le délit de coalition et de grève. Les syndicats sont toujours interdits, mais en fonder un n’est plus un délit
2. 5. La mise en pratique officielle des Droits de l’Homme, opérée tardivement, s’est aussi traduite, sur le plan politique et social, par des conséquences diverses, voire des dérives, reconnues par les deux auteurs.
- R. Debray 1, qui se montre le plus virulent, critique cette manière moralisante de l’Occident, face au reste du monde, ces « simagrées religieuses », amplifiées par le rôle perfide des médias, et auxquelles ont cédé les gens de droite, comme de gauche, à propos de multiples événements dans le monde, en Russie, Israël, Afrique, Amérique, Palestine, Cambodge, Bosnie…
- H. Herbreteau s’attarde plutôt sur les dérives récentes : confusion de mai 68 avec l’utopie de la transparence, dérives de communautarisme, sensualisme, commisération…
2. 6. Mais la mise en pratique effective de la fraternité s’est aussi traduite par de nombreuses réalisations de terrain, citées par les deux auteurs et dont certaines perdurent aujourd’hui encore.
- « Les couvents ont inauguré, à leur échelle et façon, le socialisme réel et non utopique, dont on ne voit pas qu’il ait fait souche ailleurs (…), le socialisme sans culte de la personnalité. Le régime d’assemblée à plusieurs tours, bulletins secrets et dépouillement public, a précédé de six siècles, dans les monastères, la Magna Carta (1215)… Chaque fois que des choses importantes doivent se traiter dans les monastères, l’abbé convoquera toute la communauté et dira de quoi il s’agit. Puis, il écoutera les conseils des frères… Le chapitre général délibère et vote », R. Debray 1 (p. 275). Tous ces couvents possèdent une règle et une constitution. De plus, R. Debray nous apprend que les règles de la constitution de l’ordre dominicain ont été utilisées par les rédacteurs de la Constitution américaine de Philadelphie (1787) et même (…) par le fondateur de la franc-maçonnerie, en 1723 !
- H. Herbreteau évoque les nombreuses expériences spirituelles, dans des ordres religieux variés comme chez des laïcs, qui se sont multipliées au sein de l’Église catholique, « signe de la fraternité universelle » (p. 146). La richesse de cette réalité fut officiellement reconnue dans la Constitution Gaudium et Spes du Concile Vatican II.
- La naissance de l’humanitaire, humanitaire laïque, répandu aujourd’hui, a été précédée là aussi par des initiatives de terrain engagées par des missionnaires et humanitaires chrétiens (en Chine, au Mexique, en Inde). « Nos premiers ethnologues, lexicographes, hygiénistes, géographes furent des religieux chrétiens… Le missionnaire d’antan, capucin, lazariste ou jésuite, s’immergeait dans la société indigène, apprenait les langues locales, enquêtait sur les mœurs… C’est par lui que s’est noué le premier croisement des cultures. Nos volontaires en rotation passent deux mois, là où le Père Blanc passait vingt ans, quand les conditions le permettaient (au XVIe siècle, l’espérance de vie d’un missionnaire en Inde était de six mois) », (p. 171-172). Et citant les missions expéditives, dotées de moyens techniques modernes, R. Debray 1 évoque crûment les limites de ces actions humanitaires qui « ne peuvent échapper aux plis et aux contraintes d’un tourisme devenu la première industrie mondiale » (p. 172).
- La multiplication de vastes mouvement sociaux humanitaires (Pastorale des malades et des Migrants, Pax Christi, CCFD, Secours catholique, Secours populaire, etc.) fut accompagnée de l’émergence de microsociétés. Il s’agit d’expériences concrètes, de lieux de rencontres fraternelles, dont les auteurs pensent qu’ils pourraient servir de laboratoire, base de nouvelles expériences à venir. Sont citées, entre autres : les expériences de Taizé, Sant’Egidio, les communautés maçonniques… Par ailleurs, et sous une autre forme, les deux auteurs constatent que certains aménagements de lieux de vie commune, peuvent favoriser des échanges plus fraternels : le développement d’un nouvel urbanisme, la multiplication de nouveaux lieux éducatifs ou sportifs, etc.
3. - L’histoire de ce concept de fraternité interpelle les chrétiens sur le sens profond de leur mission au sein du monde actuel
3.1. Serions-nous capables de reconnaître nos erreurs, passées et présentes ?
- La mise au ban des chrétiens socialistes, ceux que Debray appelle des romantiques (Gabet, Buchez, Leroux, Saint-Simon…) et aussi l’Abbé Grégoire, a provoqué une fracture historique. Ce durcissement de l’Institution, à l’époque, s’est accompagné, en retour, d’un durcissement de ces chrétiens socialistes, mis en demeure de choisir. Désormais, l’Église apparaissait, aux yeux de tous, dans une position défensive, liée à un ordre ancien déclaré injuste. De fait, la répartition des chrétiens au sein de la société occidentale s’est davantage concentrée dans les classes aisées, au détriment des classes populaires. Et lorsque l’Église, aujourd’hui, regrette nostalgiquement ce que l’on appelait la chrétienté, il faut bien préciser de quoi il s’agit. Certainement pas de ce que Jésus recommandait à l’attention de ses disciples, les pauvres, les défavorisés.
- L’Église semblait vouloir opposer les droits de Dieu aux droits de l’homme, attitude, me semble-t-il, encore plus grave pour une conscience chrétienne. Comme si, vouloir grandir l’homme revenait à diminuer la grandeur de Dieu ! L’Église semblait alors plus à son aise, lorsque qu’elle montrait le visage de l’homme pécheur, sur un ton plus ou moins doloriste. Et, lorsque l’homme franchissait de nouvelles frontières dans l’évolution de ses connaissances, elle redoutait souvent un danger d’hérésie (Galilée, Teilhard de Chardin, etc.).
- Les erreurs d’inculturation résultent de cet enfermement frileux, derrière l’écorce de l’Institution. Ce réflexe conservateur existe dans toutes les institutions humaines, la nouveauté étant ressentie comme une menace à son intégrité. L’Église a oublié les erreurs du passé et elle ignore celles du présent :
- Les problèmes de rite et de liturgie, en Chine, en Inde, au Mexique, en Afrique…
- Aujourd’hui, en France, des prêtres ou des communautés généreuses, arrivent de Pologne, du Brésil, d’Afrique, chargés de nouvelles missions, auxquelles leurs propres cultures ne les ont pas du tout préparés. Ils débarquent dans des zones déchristianisées, face à des jeunes, porteurs de questions qui, souvent, leur sont totalement étrangères…
3.2. Serions-nous capables d’assumer le message évangélique, dans l’univers qui se dessine, changeant et planétaire ?
- Il importe avant tout de prendre acte de la présence vivante de ce message, qui a survécu au poids des siècles et de l’Institution. Je pense à cette boutade, souvent entendue, de Georges-Charles Huysmans, évoquée de mémoire : « une des preuves de l’origine divine de l’Église, c’est qu’elle ait survécu dans le temps, en dépit de toutes ses erreurs ». Il faut le souligner, à l’heure où les partis politiques, ou les institutions, ont tant de mal à se renouveler, (tel le Parti Socialiste, l’Université…). Ce même constat devrait nous encourager à travailler sans relâche, à l’intérieur même de l’Institution pour l’aider à évoluer, et à mieux soutenir tous les disciples du Christ, notamment ceux qui sont engagés dans le monde.
- L’appel actuel à la fraternité ouvre une espérance qui s’appuie sur la reconnaissance universelle de la dignité humaine, telle que proclamée dans la Déclaration des droits de l’homme de 1948. Aujourd’hui dans ce monde en mutation, l’appel émane de divers spécialistes (économistes, biologistes, philosophes, politiques). Alors que, les problèmes migratoires se multiplient, les questions de bioéthiques et de développement durable se complexifient, ce rappel est essentiel. « Il a fallu l’imprégnation des mœurs par la culture judéo-chrétienne, puis la Philosophie des Lumières, puis les leçons de la tragédie de la Seconde Guerre mondiale pour que l’opinion commune sache faire abstraction du statut social, du sexe, de la couleur de la peau, de l’état mental ou physique du sujet ; et pour qu’elle considère la dignité non pas comme un attribut accidentel mais comme l’essence de la personne » (Jean-François Mattéi 6).
- Quel est le fondement de cette reconnaissance universelle de la dignité humaine ?
o Aujourd’hui, face à la mondialisation et au dérèglement du monde, Edgar Morin 7 affirme qu’il veut croire en l’improbable fraternité, car la fraternité est seule capable de faire tenir le triptyque républicain. Cependant, il constate que ce souhait ne s’appuie sur rien de tangible : « Il nous manque une conscience de la communauté de destin de l’humanité (…) les religions monothéistes se sont enfermées dans des règles extrêmement rigides (…) elles n’ont pas seulement provoqué des mouvements humains universels, mais aussi des croisades, l’inquisition, les guerres de religions » 8.
o Si nous recevons le message évangélique dans sa nouveauté permanente, nous découvrons qu’il ouvre une perspective fondamentale : la dignité humaine repose sur la réalisation totale de notre vocation propre. Cette dignité n’est ni donnée, ni programmée. Jésus de Nazareth nous le signifie à travers la parabole de l’enfant, présenté comme modèle. Message révolutionnaire, car l’enfant, à cette époque, n’était pas reconnu comme personne.
o Notre vocation propre consiste à dépasser le seuil de l’animalité pour construire en chaque individu une personne humaine capable d’accéder à la divinisation. L’enfant, être de confiance, puise sa force vitale dans une relation d’amour avec l’autre humain. Seule, cette relation d’amour peut nous permettre de surmonter notre vulnérabilité, nos dérives (de fantasmes, de rivalité et de pouvoir). Chaque homme est appelé à devenir frère du Christ, frère de tous les autres hommes. Car nous sommes tous enfants d’un même Père, destinés à représenter une image de Dieu, une semence du Verbe. Plus encore, nous dit Saint-Paul, nous sommes appelés à devenir parcelle du corps du Christ, si, toutefois, nous nous engageons librement, et à sa suite, sur le chemin exigeant de l’Évangile. « Le christianisme, seul, rigoureusement seul, enseigne la divinisation de l’homme », dit François Varillon 9. Les Pères de l’Église, les Pères grecs surtout, avaient osé approcher cette réalité qui nous dépasse, à travers les mystères de la Trinité et de l’Incarnation : Dieu se faisant homme afin que l’homme puisse devenir Dieu. Seule la gratuité de l’amour de Dieu peut nous permettre de l’évoquer.
3.3. Il faudrait que l’Institution Église devienne plus transparente et le peuple chrétien plus visible.
Certains pourraient juger que la vocation humaine, telle que présentée quelques lignes plus haut, ne concerne et n’intéresse qu’une élite : les mystiques. À tous les autres, ce qui convient ce sont des règles et des pratiques, telles qu’elles sont enseignées par une religion constituée (ou encore par une autre institution). C’est en effet l’image traditionnelle que le christianisme donne de lui-même.
Or, cette image conventionnelle est récusée, et dans des termes qui rejoignent la position de F. Varillon, par… Jean Jaurès 10. « L’homme ne dépréciera pas l’humanité, puisque la déprécier, c’est bientôt l’asservir (…). Ce qu’il aimera dans le christianisme, c’est précisément ce mystère de la nature humaine, si grande par ses pressentiments divins, si misérable par la sensualité et l’égoïsme (…) La religion, au lieu d’être une puissance équivoque, mêlée de lumière et de ténèbres, de bien et de mal, sera une puissance toute lumineuse et toute bonne, puisqu’en réconciliant la nature et Dieu ». L’Auteur poursuit : « la science n’apparaîtra plus suspecte aux yeux du christianisme, puisqu’en universalisant la justice, elle exclut de la charité et de la bonté l’arbitraire qui s’y mêlait. Si on nous dit que c’est là un idéal mystique, nous répondrons qu’en-dehors de ce qu’on appelle la vie mystique, c’est-à-dire de l’union ardente des âmes dans un idéal divin, toute vie n’est que misère et mort (…). Devant les travailleurs dont la pensée est enfermée jusqu’ici entre les murs de l’usine, nous voulons rouvrir les grands horizons où les peuples primitifs respiraient le souffle de Dieu ».
Oui, il est temps que le message évangélique garde son ferment révolutionnaire tel qu’il est encore reconnu aujourd’hui par des incroyants, en tant que sagesse ou philosophie (Debray, Ferry, Gaucher, Lenoir…). Il est temps que la voix des laïcs engagés dans le monde, comme celle des clercs, ne soit plus enfermée dans l’enceinte d’une religion. Le Christ est venu apporter bien autre chose qu’une religion. Il nous a promis l’Esprit. L’Esprit qui doit nous aider à discerner les signes du temps, à mettre en œuvre la rénovation annoncée par Vatican II, encore en sommeil dans une Église trop bureaucratique...
La mutation du monde offre une chance à l’Évangile, seul à la mesure de la situation.
Dans ce monde, qualifié de post-humanité, qui souffre d’excès d’individualisme, de dérèglements, la fraternité vécue dans la foi et dans les actes offre une issue authentique. Il s’agit de bien autre chose que d’une simple et plate solidarité ou d’une vague considération abstraite. Comme Jésus de Nazareth le suggère, la fraternité implique un engagement effectif dans une relation interindividuelle, chaque fois unique, telle l’amitié. Jésus aimait chacun de ses disciples comme ses frères ; ce qui ne veut pas dire que sa relation avec Pierre était la même que celle avec Lazare, ou encore avec Jean, le disciple bien-aimé. La fraternité s’exprime dans la double reconnaissance de l’autre : universelle et singulière. Dans le contexte actuel de « technicisme » (cf. les conséquences humaines du management), cette voie est exigeante, mais c’est le prix que revendique la fraternité.
1 - Régis Debray, Le moment fraternité, Paris, Gallimard, NRF, 2009. 371 pages
2 - Régis Debray, Le Monde Diplomatique, août 1999
3 - Hubert Herbreteau, La fraternité, entre utopie et réalité, Ed. de l’Atelier, septembre 2009, 190 pages.
4 - Alain Finkielkraut, Insaisissable fraternité, Paris, Dervy, 1ç98, p. 19.
5 - Voltaire, Traité sur la tolérance, Paris, Garnier Flammarion, 1989, (p.142)
6 - Jean-François Mattei, L’homme en quête d’humanité, Paris, Presses Universitaires de la Renaissance, 2007, p.133.
7 - Edgard Morin, Croire Aujourd’hui, mai 2008, p.30
8 - Edgar Morin, Croire Aujourd’hui, mai 2008, p. 30
9 - François Varillon, Joie de croire, joie de vivre, Bayard, 2007, 182.
10 - Jean Jaurès, La question religieuse et le socialisme, Ed. de Minuit, 1959, cité par témoignage chrétien, octobre 2009, p. 20.