À Dieu Église ?
Un ami m’écrit : « Après avoir crié au secours sans succès pendant quinze ans en me tenant en équilibre sur le seuil de l’Église, je suis “tombé dehors”, ne pouvant plus supporter ni cautionner ses dérives ». Cette phrase me provoque à affronter un titre d’article qui ressurgit en mon esprit depuis des années : À Dieu, Église ?
Je constate d’abord qu’en moi le point d’interrogation demeure. Il n’y a pas de réponse par oui ou par non. Pourquoi ? Est-ce par peur de ruptures que j’aurais à vivre si je quittais l’Église ? Est-ce par peur de déstabiliser des personnes qui, plus ou moins consciemment, s’appuient sur moi ? Est-ce parce qu’il y a un confort intime à rester, avec tant d’amis, dans la vieille maison dont on connaît tous les recoins, en essayant de s’y comporter en homme libre avec l’estime de beaucoup ? Il est difficile de voir tout à fait clair dans ces brumes intérieures.
Mais des précisions me sont présentes. D’abord sur le mot « Église », si ambigu. Pour beaucoup de gens il désigne le Pape, les évêques et, à un degré moindre, les prêtres. Mais en fait, quelles que soient les belles formules théologiques, il faut bien constater que la pensée et la parole de l’Église sont celles du Pape (et de sa Curie), et que les évêques, à de rares exceptions près, en sont les répétiteurs. On parle du « système romain », de plus en plus centralisé, qui assure et accroît son pouvoir en nommant les évêques sur toute la terre et exerce un contrôle souvent oppressif par ces surveillants des évêques et des églises que sont les nonces apostoliques. Cette monarchie hiérarchique n’est pas, pour moi, d’institution divine. Elle a pris forme, aux aléas de l’histoire, à travers les événements, les ambitions et les conflits, les vouloirs des hommes. Les historiens décrivent l’essor, le développement, les échecs et les obstinations du pouvoir romain à partir des 3e-4e siècles, et son affirmation intransigeante depuis la deuxième moitié du 19e siècle. Une situation de fait, acquise à travers les contingences des siècles a été sacralisée, théologiquement justifiée, en particulier au 1er concile du Vatican (1870) et offerte à la vénération populaire. Cette situation de fait se présente désormais comme un pouvoir de droit, et de droit divin !
J’ai écrit : « À Dieu, Église ? ». Pourquoi « À Dieu » ? Là aussi, je vois clair. Il y a longtemps que je renvoie « à Dieu », avec le sourire, cette Église de pouvoir, hiérarchique, sacramentel, doctrinal, moral, parfois politique. « Humain, trop humain... ». Et quand on parle d’« incarnation continuée », comme le font certains dans une facilité de langage qui dissimule une fuite de la pensée, j’ai envie de rire. Système romain d’institution divine ? Non, soyons sérieux et modestes, acceptons de prendre nos responsabilités humaines sans nous parer d’attributs divins.
Revenons à « Église ». Si elle est la foule de celles et de ceux qui ont été atteints et mus au long des temps par la démarche libre et aimante de Jésus, alors, je ne prends pas distance. Je suis de ce peuple où se côtoient l’héroïsme, la médiocrité, la faiblesse, pendant que continuent les avancées, les drames, les lenteurs de la marche des hommes. Peuple qui peine, qui souffre, qui s’exalte, qui construit et reconstruit. Qui se souvient de Jésus, célèbre son passage et le garde comme premier de cordée.
Qu’il faille des responsables, bien sûr, mais pourquoi ne seraient-ils pas choisis par le peuple et ses représentants, comme ce fut le cas durant les premiers siècles ? La connaissance de la « tradition » la plus ancienne aurait beaucoup à nous apprendre. Sillage de Jésus, ferment et levain, fécondité du grain qui meurt, lumière...
Je n’ai pas écrit « Adieu » qui signifierait une fin. J’écris « À Dieu », ce qui signifie que j’en appelle à Dieu au-delà de tous les dieux pour contester les prétentions et la suffisance de beaucoup d’« hommes d’Église » et les inviter au silence, au vertige parfois, devant le Mystère. Les inviter aussi à l’humilité dont ils parlent si souvent pour faciliter l’acceptation de leurs décisions.
Appel illusoire ? Sans doute, pour combien de temps ? Mais ne faut-il pas lever le doigt, faire des vœux dont on ne verra pas la réalisation de ses yeux de chair ? Et risquer une parole pour toutes celles et tous ceux qui ne peuvent pas se faire entendre ? Certains conseillent d’agir avec prudence, en ménageant les autorités pour les faire « évoluer » sans aller à la racine des abus : ils n’obtiennent guère qu’une écoute polie et la stratégie de restauration continue imperturbablement. Au lieu d’exercer un ministère de « communion », Rome impose brutalement ses choix partisans sans tenir compte du « peuple de Dieu ». On dira : protester en vain est contre-productif et risque de crisper les positions. Sans doute, mais n’est-ce pas un besoin de notre conscience ? Quand on n’y peut rien, quand on est écrasé, ne faut-il pas parler haut, même sans espoir ? Le baroud d’honneur n’est-il pas une expression, noble et pathétique, de notre humanité la plus profonde ?
Gérard Bessière
Cahier du Libre Avenir - Revue Jésus N° 145 - Juin 2010 - Prix : 5€ 33 le numéro