À bout de souffle… La Physique aussi ?
Pour aller de l’avant faut-il renoncer à quelque chose ?
Il paraîtra peut-être surprenant pour certains que dans ce dossier on puisse trouver un article parlant de Physique au milieu d’interrogations sur la société, l’Église, les idéologies… En fait, ce qui m’a poussé à écrire ces quelques mots sur ce sujet est la lecture récente d’un ouvrage d’un des plus grands physiciens théoriciens actuels, Lee Smolin, intitulé dans sa traduction française : RIEN NE VA PLUS EN PHYSIQUE ! L’échec de la théorie des cordes.
L’évolution des sciences et des réflexions sur leur développement qu’elles provoquent, en particulier chez les scientifiques eux-mêmes, est si rapide qu’il convient de préciser que l’édition originale de cet ouvrage est parue en 2006 sous le titre : The Trouble with Physics, The Rise of String Theories, the Fall of a Science and What Comes Next. Les anglophones pourront constater que le titre anglais ne se termine pas sur l’idée d’échec…
Précisons tout de suite que la « théorie des cordes » dont il est question ici est une théorie très abstraite et très compliquée cherchant à synthétiser et à dépasser les deux grandes avancées du XXe siècle en Physique, la Relativité générale et la Théorie quantique, mais dont il n’est évidemment pas nécessaire de connaître le contenu pour continuer la lecture de ce texte.
Déjà dans le passé l’idée d’une « fin de la Physique » avait été émise. Mais lorsqu’en 1900, par exemple, le savant anglais William Thompson (Lord Kelvin) déclarait qu’à part deux petits problèmes, qu’il comparait à deux petits nuages obscurcissant le ciel, la Physique était terminée ; c’était à une époque de croissance économique, d’expansion (y compris coloniale…), d’optimisme (c’était ce qu’on nommera plus tard « La Belle Époque ») ; aussi, pour lui, était-ce par un triomphe et non par une crise, encore moins par un échec, que la Physique de son siècle s’achevait. Tout au plus déplorait-il que ses successeurs n’aient plus comme travail que d’améliorer la précision des mesures. En fait, il se trompait lourdement, puisque les deux « nuages » dont il parlait devaient conduire à l’élaboration de ces piliers de la Physique moderne : Relativité et Physique quantique. D’autre part les conflits mondiaux à venir remirent en cause par la suite l’optimisme qui régnait encore largement à cette époque.
Mais aujourd’hui la situation est tout autre : c’est bien sûr le cas pour nos sociétés au point que certains ont pu parler de crise de civilisation ; par contre, pour la Physique, la perception chez des chercheurs scientifiques d’une situation de crise est plus difficile à analyser. C’est ce que je voudrais essayer d’expliquer sans entrer comme promis dans des détails trop techniques.
Il faut d’abord préciser qu’il s’agit de la Physique actuelle, en tant que tentative de comprendre et d’expliciter les lois de ce que les spécialistes appellent l’Univers physique, et non pas des applications contemporaines de découvertes déjà relativement anciennes : par exemple, si les lasers qu’on trouve maintenant dans un très grand nombre de domaines allant de la découpe industrielle à la lecture des disques durs des ordinateurs, de la mesure rapide de longueur ou de vitesse à des crayons optiques facilitant les cours magistraux,… ont maintenant environ 50 ans depuis leur première réalisation expérimentale, il faut se souvenir que l’article fondateur d’Einstein sur « l’émission stimulée de radiation » date de 1917.
Aussi les difficultés présentes, que je vais essayer d’expliquer, semblent-elles présager, si on n’arrive pas à les résoudre, d’un tarissement ou du moins d’un ralentissement certain des applications vraiment novatrices dans un futur que suivant son âge on peut penser proche ou lointain.
La première remarque est que, peut-être pour la première fois depuis deux siècles environ, il s’est maintenant écoulé plus de trente ans sans confirmation expérimentale d’une prédiction de Physique fondamentale faite dans ce laps de temps (la dernière prédiction de ce type, celle de la particule nommée « quark top », émise en 1977 a été vérifiée en 1994)
Néanmoins pendant ce temps les chercheurs ne sont pas restés inactifs. Or dans le passé de grands progrès en Physique avaient été accomplis en acceptant de renoncer à des idées, certes issues de nos expériences quotidiennes, mais qui se révélaient inadaptées dans un cadre plus général.
Ainsi déjà au XVIIe siècle Galilée, puis Newton avaient construit la Mécanique classique en prenant en compte ce fait : ce qu’on appelait « l’état de repos » et « l’état de mouvement » (du moins en limitant au cas dit « rectiligne uniforme » c’est-à-dire en ligne droite et à vitesse constante) ne peuvent être distingués. Plus tard, au XXe siècle, Einstein avait établi sa théorie de la Relativité restreinte en comprenant que la notion de simultanéité de deux événements, qui pourtant nous semble si naturelle, n’a en fait aucune signification physique réelle. D’autres renoncements ont de même conduit à la Relativité générale et à la Théorie quantique.
Aussi est-ce cette façon de modifier notre vision du monde physique qui a été è l’origine de la « théorie des cordes » : en simplifiant fortement, certains physiciens proposaient de renoncer à l’idée semblant pourtant naturelle, qu’une particule supposée être « vraiment élémentaire » doit être ponctuelle ; à la place on se représenterait celle-ci, à une échelle extraordinairement petite, comme un objet doté d’une longueur et de diamètre négligeable (d’où le nom de cordes) et pouvant vibrer, se coller à un objet de même nature, se refermer sur lui-même…
Mais très vite, à cause de difficultés internes à cette théorie, pour poursuivre dans la voie où ils s’étaient engagés, ces physiciens ont dû renoncer à bien d’autres choses : par exemple remplacer l’espace tridimensionnel habituel par des espaces abstraits de dimension 9, 10 ou 26… Cela, d’une part compliquait encore les recherches, mais surtout amenait à remplacer la théorie des cordes par une des théories des « super-cordes ». Puis aux cordes on ajouta des membranes donc des objets bidimensionnels, puis des super-membranes de dimension encore supérieure…
À chaque étape la théorie devenait de plus en plus complexe, non seulement dans l’énoncé de ses principes de base, mais aussi dans sa formulation mathématique, au point que, sans doute découragés par les difficultés rencontrées, il y a même des chercheurs qui ont déclaré que peut-être les lois physiques sont trop compliquées pour être appréhendées par l’esprit humain.
Un autre effet des ces complications successives est la multiplication presque sans limite du nombre de théories différentes envisageables et des paramètres dont elles dépendent : aujourd’hui on estime que le nombre de théories des cordes (dont l’une pourrait être éventuellement la bonne) est immensément plus grand que celui des particules « élémentaires » dans tous l’Univers observable. Une conséquence de cette situation est que quels que soient, semble-t-il, les faits expérimentaux encore à découvrir, il y aura toujours une théorie des cordes pour les expliquer, mais on ne sait pas à l’avance laquelle : si bien que si en général on admet qu’une théorie scientifique doit faire des prédictions (éventuellement) réfutables relatives à des observations ou des expériences nouvelles (c’est la « falsifiability » au sens de Popper), on devrait y renoncer définitivement dans le cadre de la théorie des cordes.
C’est à ce bouleversement philosophique qu’est prêt l’un des plus grands experts en ce domaine, Léonard Susskind, qui manifeste un attachement si fort à la théorie et à ses conséquences qu’il a déclaré dans la revue New Scientist parue le 17 décembre 2005 que l’enjeu est soit d’accepter cette « dilution » de la méthode scientifique, soit de renoncer totalement à la Science et d’accepter le « Dessein Intelligent » (dernier avatar des explications du monde pour les fondamentalistes). Sa conclusion est : « On pourrait dire que l’espoir qu’une solution mathématique unique voie le jour est autant fondé sur la foi que l’est le Dessein Intelligent ».
Mais l’auteur de l’ouvrage cité au début, pour sa part, ne partage pas ce point de vue. Face à la prétention des théoriciens des cordes que leur théorie est la théorie physique ultime, au point que pour la conserver ils sont prêts tous les bouleversements méthodologiques, philosophiques, idéologiques…, il propose d’abord une courte liste de problèmes fondamentaux que devrait résoudre la Physique et auxquels toute théorie se prétendant « ultime », si tant est que cela ait un sens, doit au moins répondre ; constatant que la théorie des cordes ne propose rien pour certains d’entre eux, il en conclut d’abord que, même si elle devait se révéler être une avancée réelle, les prétentions de ses partisans sont à coup sûr excessives.
Remarquant ensuite qu’un certain nombre de faits expérimentaux ne sont pas expliqués dans le cadre des théories existantes (y compris la théorie des cordes), il y voit un appel à développer de nouvelles théories : certaines ont déjà vu le jour et se présentent comme des rivales de la théorie dominante en crise. Puisque parmi ces théories, il y en a qui semblent proposer des avancées scientifiques importantes, on peut s’interroger sur les raisons pour lesquelles elles n’ont pas d’avantage d’audience dans la communauté scientifique.
Parmi les explications possibles de cette situation on peut citer les pratiques de recrutement des universités et des grands laboratoires de recherche où l’on constate que les chercheurs confirmés et de grande réputation internationale qui font partie des commissions d’examen des candidatures ont souvent tendance porter des jugements plus favorables sur les chercheurs candidats qui ont la même vision de la théorie qu’eux-mêmes plutôt qu’envers ceux qui ont des idées opposées. On doit ajouter, pour être complet, que l’auteur fait aussi une critique d’autres aspects de ces pratiques (racisme, sexisme,…) qui n’ont semble-t-il pas de lien avec la question posée.
Mais ce qui semble, si je l’ai bien compris, aux yeux de l’auteur (et je me rallie pour ma part à ce point de vue) la cause principale du rejet par beaucoup de physiciens théoriciens des théories rivales de la « théorie des cordes » et de ses généralisations est que le renoncement que cela supposerait de leur part est d’une tout autre nature que celui auxquels des chercheurs du passé ont dû se résoudre.
En effet pour ceux qui se sont engagés dans la voie de recherche dominante, largement majoritaire, presque consensuelle… de la théorie des cordes, il ne s’agit pas seulement de renoncer, comme en d’autres temps, à des hypothèses sur la réalité physique généralement admises mais qui se révèleraient inexactes, mais surtout d’admettre qu’ils se sont fourvoyés, que les raisons qu’ils ont données de poursuivre dans cette voie étaient de mauvaises raisons, en somme d’accepter que, malgré les succès sociaux de leur carrière, leur activité de chercheurs se conclut sur un échec.
Ce sentiment d’échec qu’il leur faudrait accepter est d’autant plus fort que, contrairement à ce qui s’est passé dans les deux derniers siècles, comme cela a été dit au début, il s’est écoulé plus de trente ans sans qu’une confirmation ou une réfutation expérimentale de ces travaux théoriques ne se produise ; quand des chercheurs s’égaraient autrefois dans des théories sans rapport avec l’expérience, il leur était, en général, bien plus facile de renoncer à leurs erreurs car les contradictions avec les faits expérimentaux apparaissaient bien plus vite, presque toujours en moins de dix ans, ce qui n’est après tout qu’une faible partie d’une carrière de chercheur.
Si cette interprétation est la bonne, il me semble naturel de se demander si, dans un cadre beaucoup plus général, les difficultés que rencontrent nos sociétés sur le plan politique, économique, culturel,… ne proviennent pas en définitive de causes du même type : le refus par la plupart d’entre nous, à commencer par ceux qui nous gouvernent, d’accepter que les modes d’organisation et de fonctionnement, auxquels souvent nous sommes si attachés qu’ils nous semblent naturels, ne permettons jamais de résoudre les problèmes qui se posent à nous et qu’il convient donc d’y renoncer même si cela remet en cause des choses qui ont pu nous sembler essentielles. La même analyse peut probablement s’appliquer à l’Église, qu’il s’agisse de sa structure institutionnelle, du renouvellement de la Théologie, des textes du droit canon…
La difficulté supplémentaire est ici que, contrairement au cas de la Physique où l’on peut légitimement espérer que des expériences ou des observations nouvelles permettront un jour de séparer les propositions théoriques intéressantes de celles qui ne le sont pas et cela sans dommage pour nous tous, dans le cadre de la Société ou de l’Église les idées nouvelles ne seront testées que si on décide qu’elles le soient et, si elles ne se révèlent pas être les bonnes, les conséquences peuvent être dramatiques : on peut en donner comme exemple l’échec du système soviétique.
Mais tout cela nécessiterait peut-être un autre article…
Jean Palesi
professeur de Maths en CPGE à la
retraite