Faire naître des sources
Le texte qui suit est la transcription d'un enseignement
de Monseigneur Jacques Gaillot, au Portugal, en mai 2007.
Il s'adresse à tous ceux qui cheminent sur les sentiers arides à la suite du Seigneur !
Vous constaterez qu'on a gardé le style oral, pour sauvegarder la spontanéité du discours.
Merci de votre accueil et de votre présence.
Je mesure que vos vies sont chargées d'expérience, d'expérience humaine et spirituelle, et que ce que je vais vous dire, vous allez le comprendre grâce à votre
expérience.
Je crois que nous sommes témoins de la fin d'un monde – je ne dis pas « de la fin du monde », mais « de la fin d'un monde » – et que nous sommes
aussi témoins de la naissance d'un autre monde dont on ne sait pas ce qu'il sera. Et nous avons la chance de vivre à cette époque parce que c'est la nôtre.
Et donc nous avons basculé dans un monde nouveau. Et comme le dit Jésus, « à vin nouveau, outres neuves ». Vous savez que tout bouge, tout va très vite.
Plus rien n'est protégé. Aucune institution n'est protégée. Et nous avons parfois l'impression de marcher sur un sol qui se dérobe. Alors, dans ce contexte-là, je voudrais vous proposer deux
réflexions. Et vous verrez si elles vous éclairent.
La première réflexion, c'est de dépasser les frontières.
Nous sommes dans un monde qui se construit dans le dépassement de frontières. C'est un signe des temps. On se construit dans l’échange. Aucun pays au monde ne peut
vivre en se fermant sur lui-même, aucune institution. Nous sommes obligés de nous ouvrir et de dépasser des frontières culturelles, religieuses, géographiques, historiques, politiques. Et le plus
difficile c'est de dépasser les frontières qui sont en nous. Car nous pouvons aller jusqu'aux extrémités de la terre avec des modèles culturels anciens.
Or, nous connaissons un changement culturel sans précédent en Europe. Je pense en particulier à notre conception de la famille, à la conception du couple.
Aujourd'hui, et de par notre éducation, de par notre formation, nous avons une certitude, nous avons certains principes.
Tout dernièrement, à Paris, un prêtre que je connais bien, et qui a 70 ans, disait : « J'avais l’idée de faire un rassemblement familial pour mon
anniversaire. Comme nous sommes neuf frères et sœurs, et que je suis le prêtre de la famille, j'ai organisé un rassemblement dans un village », et, il me dit « Ça a été une réussite.
Nous avons célébré la messe dans l'église du village, et dans la maison communale nous avons fait un très beau buffet. » Et je lui ai dit : « tu as de la chance, d'avoir rassemblé
tes neuf frères et sœurs ». Et il me dit : « Le plus jeune n'est pas venu ». Je dis : « Comme c'est dommage ». Il me dit : « Oui, mais c'est de sa
faute. Il est homosexuel, il voulait venir avec son ami, et je lui ai dit non, ou tu viens seul, ou tu ne viens pas. Et il n'est pas venu ». Alors, je lui dis : « Au fond, tu as
exclu ton frère », et il me dit : « Non, c'est lui qui s'est exclu ».
Et l'histoire ne se termine pas là, parce que ses deux petits-neveux lui ont écrit après, en lui disant : « Je pensais que tu étais tolérant, mais au
fond, tu n'as pas su accueillir quelqu'un que nous aimons. Et sa place était parmi nous. »
Vous voyez, nous avons des conceptions culturelles qui ne vont pas avec le monde d'aujourd'hui, les révolutions culturelles de nos sociétés.
Prenons exemple de Jésus. Jésus, qui n'appartient pas simplement aux églises, mais qui appartient à l'humanité. Jésus a toujours le désir de rejoindre ce qui est
humain. En chemin, il rencontre des hommes et des femmes qu'il n'avait pas pensé rencontrer. Le tout-venant. Et par son attitude, par son regard, par une parole, il reconnaît leur dignité. Pour
Jésus, la seule attitude qui puisse libérer quelqu'un, c'est de reconnaître sa dignité. Jésus rend les gens à eux-mêmes, à leur vérité, à leur liberté. Et donc, il les aide à accéder à leur
humanité.
Je pense que la joie de Jésus, c'est de voir des femmes et des hommes qui enfin naissent à eux-mêmes. Et qui découvrent le meilleur qui est en eux. Au delà de leur
culpabilité, ou de leur fardeau. Avoir accès à son humanité. Jésus a une foi humaine en eux. Il leur donne confiance d'être enfin eux-mêmes.
Et alors les gens, il les laisse partir : ces gens-là. Il n'en fait pas des disciples, il ne dit pas « Il faut me suivre, j'ai besoin de vous ». Il
les laisse partir. Il ne les verra plus. Regardez cette femme étrangère, cette cananéenne, que Jésus admire, mais il la laisse partir. Regardez l'aveugle-né, qui fait un parcours sans
faute : Jésus le laisse partir. Il ne profite pas des gens.
Et j'aime bien cette liberté de Jésus, qui n'essaye pas de mettre la main sur les gens. Pour qu'ils viennent dans une institution, pour qu'ils y restent... Il les
laisse dans leur vie, sur leur chemin. Ils vont mener leur vérité de femmes et d’hommes.
Et quand Jésus raconte la parabole du bon Samaritain, il nous dit : « Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho », et il ne dit pas si c'est un
étranger, il ne dit pas si c'est un prêtre, il ne dit pas si c'est un croyant, il dit, c'est un homme. Et ça suffit. C'est ça qui nous intéresse. Avant d'être d'un pays, avant d'être d'une
religion, d'une culture, nous sommes des êtres humains. Avant d'être du nord ou du sud, nous sommes des habitants de la planète. Avant d'être noir ou d'être blanc, nous sommes des citoyens du
monde. Oui, un être humain, d'abord.
Il m'arrive parfois d'aller à la prison, une prison parisienne, et un soir j'y avais rendu visite à un prisonnier. Alors, quelqu'un m'a dit : « Qu'est-ce
qu'il a fait ? », et je réponds : « Je n'en sais rien. Je ne pose jamais la question ». « Mais, est-ce qu'il est croyant ? ». Je dis : « Je n'en
sais rien ». Alors ils me disent : « Alors, de quoi vous avez discuté ? » et je dis que j'ai rencontré un homme qui m'a dit sa souffrance. J'ai rencontré un être humain.
C'est quand même pas mal... Ma question ce n'est pas de savoir s'il est chrétien ou pas, et de savoir ce qu'il a fait. Je rencontre un être humain en prison.
J'ai connu pas mal l'abbé Pierre, et j'admirais que l'abbé Pierre ne défendait jamais l'institution. Ce n'était pas son problème. Il ne prêchait jamais la doctrine.
Ce n'était pas son problème. Il ne défendait jamais la loi. Ce n'était pas son problème. Et quand il avait un auditoire de chrétiens et chrétiennes devant lui, il ne lui disait jamais
« Soyez des chrétiens ». Il leur disait « Soyez des femmes, soyez des hommes ». Et c'est pour ça que l'abbé Pierre n'appartient pas à l'Église, il appartient à l'humanité.
Parce qu'il a toujours essayé de rejoindre des femmes et des hommes en difficulté. Ce n'était pas d'abord l'Église qui l'intéressait. C'était des êtres humains.
Dépasser les frontières pour rencontrer les gens, tels qu'ils sont, et non pas tels qu'on voudrait qu'ils soient. Voilà, c'est ma première réflexion. Et si cette
première réflexion ne suffit pas, j'en donne une deuxième.
La deuxième réflexion, c'est de mettre en œuvre la justice et l'amour qui sont dus au prochain.
Voilà l'enseignement central de Jésus : mettre en œuvre la justice et l'amour qui sont dus au prochain. La justice et l'amour, les deux sont liés.
Juste avant de venir chez vous, au Portugal, j'allais partir de Paris, et il y a un jeune Africain qui vient me voir et qui me dit : « J'aimerais bien
parler un peu avec vous. Ça sera bref ». Et alors il me dit : « Voilà, je viens d'être nommé évêque ». Et tout jeune. En Afrique, au Congo. « Et j'aimerais avoir un
conseil de vous, avant d'être ordonné évêque ». Alors je lui dis, sans hésiter : « Eh bien, comme évêque, il faut que tu luttes contre l'injustice. Toujours. D'où qu'elle vienne.
Et si tu luttes contre l'injustice, ta lumière jaillira comme l'aurore. C'est le prophète Isaïe qui dit ça, ce n'est pas moi. Oui, celui qui lutte contre l'injustice, sa lumière jaillira comme
l'aurore ». Alors, il m'a dit : « Oui, d'accord, ça va bien comme ça ». Et il est parti.
Je ne le verrai sans doute jamais, mais enfin, s'il lutte contre l'injustice au Congo, alors ça, c'est formidable. Je n'ai pas pensé à lui dire : « Il
faut que tu pries ». Non. La justice. Ce n'est pas la pratique religieuse qui est première dans l'évangile. C'est la pratique de la justice et de l'amour. Et ça, personne n'en est dispensé.
C'est la pratique fondamentale. On ne me demandera pas à la fin de ma vie combien j'ai célébré de mariages ou de messes, on me dira : « Qu'est-ce que tu as fait pour l'étranger,
qu'est-ce que tu as fait pour celui qui avait faim ? ». C'est ça qu'on va me demander. On ne me va pas demander si on était croyants ou pas, si on faisait référence à Dieu ou pas, c'est
le lien avec l'étranger, avec celui qui a faim. Et c'est ça le langage de la Pentecôte, que tout le monde comprend. Quand on va à la prison, quand on va visiter des malades, quand on donne à
manger à ceux qui ont faim, tout le monde comprend ce langage. Quelles que soient les cultures et quelles que soient les langues, parce que c'est un langage des actes.
La justice. Et aujourd'hui, c'est inacceptable qu'il y ait dans toutes les grandes villes du monde des ghettos de misère et des oasis de prospérité. On ne peut pas
accepter que le luxe côtoie la misère. Et qu'il y ait tant d'inégalités aujourd'hui entre des riches et des pauvres. La justice dans la Bible, et pour le Christ, pour les prophètes, c'est de
donner sa place à l'autre. L'autre a le droit de vivre, et non pas de survivre. L'autre a le droit d'exister.
Tout dernièrement, je suis allé au tribunal, où il y avait trois Chinois, trois jeunes Chinois majeurs, de dix-huit ans. Des lycéens en terminale qui doivent passer
le Bac. Et ils n'ont pas de papiers, et avec leurs parents, ils doivent repartir dans leur pays. Alors ils ont fait appel au tribunal, et c'est une femme qui présidait au tribunal. Et tout
dépendait de cette femme. Leur avenir. Et est-ce que cette femme leur donnerait raison ou pas ? Et alors, il y avait une avocate, que je connais bien, avec ces trois lycéens chinois, et qui
les a défendus avec compétence et avec cœur. Cette femme, qui est mère de famille, qui est adjointe à la Mairie de Paris, elle est formidable, elle ne supporte pas l'injustice. Elle les a
vraiment bien défendus, ces trois Chinois. Et je me disais ; « Voilà, cette femme, elle vit la béatitude de la justice : Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice ». Et
voilà, cette femme, je ne sais pas si elle est croyante, mais elle vit la béatitude de la justice.
Je suis dans une association pour les étrangers sans papiers, et il y a un militant qui est mort récemment. Et c'est quelqu'un qui a été un militant communiste,
depuis toujours. Je l'ai toujours connu dehors : dans la rue, sur les places, toujours militant. Et c'est la première fois que je le voyais à l'hôpital, il avait un cancer. Et lors de son
enterrement, il y avait une petite cérémonie. Il y avait de la famille, des amis, beaucoup de monde était venu, tous les pauvres qu'il avait défendus dans sa vie. J'ai pris la parole, j'ai
dit : « Celui que vous avez connu, comme moi, il n'a jamais accepté l'injustice, il a défendu la justice toute sa vie. Je suis sûr qu'il sera au royaume de Dieu ». Et beaucoup de
pauvres étaient venus pour lui, parce qu'il avait été une espérance pour les pauvres.
Que de gens aujourd'hui, des femmes et des hommes, vivent cette béatitude de la justice. Et c'est ça qui ne peut que nous réjouir. Qu'aujourd'hui, partout, partout
il y a des gens qui se dressent pour la paix, pour la justice, pour un autre monde. Comme nous devons être reconnaissants au Seigneur qu'aujourd'hui comme hier il y ait toujours des gens qui se
dressent pour ne pas accepter un monde de régression, un monde de violence. C'est ça qui donne l'espoir, ces sursauts, ces sursauts d'humanité pour qu'on puisse vivre ensemble, autrement.
Alors, je termine simplement en disant : venez sur la route, puisque nous sommes tous en chemin. Je crois qu'un des signes que nous vivons avec bonheur,
c'est le fait d'avoir un cœur comblé. Et je suis toujours attentif de voir dans ceux que je connais des personnes qui ont un cœur comblé. Ça veut dire, des personnes qui ne vivent pas avec la
rancune, avec la violence, avec la jalousie, avec le remords, mais des gens qui ont un cœur qui aime.
Un jour, en prison, il y avait un jeune qui avait de la haine contre la société. Un visage de haine. Il me dit : « Tu vois : à la fenêtre, il y a les
barreaux. Et bien, moi, j'ai des barreaux dans mon cœur. Des barreaux de la haine. Et celui qui pourra enlever ces barreaux de la haine, dans mon cœur, celui-là, il sera fort. Je ne sais pas ce
qu'il est devenu, mais c'est vrai qu'il était prisonnier, dans son cœur, par la haine, même s'il sortait de prison.
Dans la Bible, il y a de beaux exemples.
Jean-Baptiste, voilà l'homme de la justice, qui n'a pas peur devant les puissants, devant tout le monde, de s'affirmer. L'homme de la justice. Eh bien,
Jean-Baptiste voit que tous ses disciples partent vers Jésus. Jean- Baptiste a connu la foule qui allait vers lui ; et maintenant c'est terminé, c'est Jésus qui prend le relais. Alors, il
dit : « Tous vont à Jésus ». Eh bien, Jean-Baptiste n'a pas de remords, n'a pas de jalousie, n'a pas de regrets. Il dit : « Mon cœur est ravi de joie, parce que celui que
j'annonçais, il est là. Donc, je suis heureux qu'il soit là. Et je l'écoute ». C'est ça un cœur comblé. Voyez: il n'est pas troublé par le fait que le succès est terminé, il a l'essentiel
dans son cœur.
On peut prendre Marie, Marie qui était la femme la plus humble, la plus abaissée qui soit, c'est en même temps une femme qui a le cœur comblé parce que tout lui
était donné.
Alors, sur la route, nous sommes des chrétiens habilités. Nous sommes des chrétiens qui avons la présence de Dieu en nous, qui avons l'amour de Dieu en nous. C'est
l'Esprit Saint qui nous est donné. Nous sommes aussi comblés.
Et j'aime bien rappeler cette petite histoire qui m'est arrivée en Allemagne, à Francfort. Je me trouvais un soir chez des sœurs du Père de Foucauld. La soirée
s'était vraiment très bien passée. Et avant de partir, j'ai dit aux sœurs : « Avez-vous une parole à me laisser, que je garderais ? » Alors, une vieille sœur me dit :
« Oui, moi, j'ai un souhait à vous laisser. » Je me rappelle encore son visage, elle avait un visage ridé comme une vieille pomme. Elle me dit : « Que votre cœur ne s'aigrisse
jamais ! »
C'est beau, je m'en souviens encore. Parce que, à un moment donné, quand il se passe des événements, on peut se durcir, on peut se refermer comme une huître. Et
quelquefois, on dit de quelqu'un : « Je l'ai connu, c'était un homme merveilleux d'ouverture, de rencontre des autres, et puis maintenant, qu'est-ce qui s'est passé ? Il s'est
refermé. »
Eh bien, nous ne sommes jamais à l'abri. Un événement, une parole qui nous renferme sur nous-mêmes... L'amour n'est jamais fini, et nous avons à nous
demander : « Est-ce que devenus chrétiens, nous sommes devenus plus humains? Est-ce que notre foi nous humanise? Est-ce que nous sommes plus attentifs à ce qui naît qu'à ce qui
disparaît ? »
Et puis, n'oubliez pas que si vous avez des responsabilités dans l'Église, il est plus important de faire naître des sources que d'aménager des
structures.
Amen.