Dieu absent, Dieu présent
Ces dernières années, Dieu a retrouvé une place dans le champ politique.
N'est-ce pas une captation pour le mettre au service d'idéologies suspectes ?
Dieu a-t-il quelque chose à voir avec la politique, c'est-à-dire avec la façon et la manière qu'ont les hommes de vivre
ensemble ? La question est ancienne et elle a reçu des réponses variées. Elle retrouve une acuité dans la situation actuelle, car le nom de Dieu est invoqué sous toutes les latitudes pour
justifier toutes les violences incompréhensibles, injustifiables. Invoquer Dieu est-ce pour autant le respecter et respecter l'homme ? Lui imputer l'incapacité récurrente à construire la
cité, tant dans sa dimension nationale qu'internationale ou lui demander son appui pour détruire ce qui existait au terme d'efforts séculaires, c'est invoquer toujours et à nouveau une idole au
service d'intérêts économiques. Dieu en politique, c'est Dieu en justicier et en justificateur d'une politique pour quelques-uns et non pour tous.
Cette place du théologique dans le politique revient en force, mais nous pouvons nous demander: quel théologique et quel
Dieu ? Et nous sommes alors reconduits à une question autre: quel est le Dieu que nous prions, quel est le Dieu de notre foi, que celle-ci soit fragile, inquiète, sereine,
heureuse ?
« Dieu fait les hommes comme la mer les continents :
en se retirant »écrivait Holderlin dans les premières lueurs de notre époque moderne. Et voilà que les hommes le remettent au centre en imposant de
choisir: pour Dieu ou contre Dieu. La mondialisation frénétique a pour effet en retour la découverte, souvent étonnée pour nous Occidentaux, que Dieu est encore le grand organisateur de la vie
individuelle, sociale et politique de milliards d'individus, tant dans des pays du tiers-monde que dans nombre de pays du premier monde 1, Dieu est habillé d'un tas de
costumes politiques aux couleurs morales plus ou moins criardes. La politique va avec la morale, et il est toujours rassurant de trouver un garant invisible – et de plus en plus invoqué – à des
pratiques de violence et de destruction.
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Alors la construction de la vie en commun a-t-elle besoin d'une garantie transcendante pour être possible et réalisable ?
Notre histoire européenne nous dit – mais l'entendons-nous ? – que le Dieu de notre tradition a été tellement utilisé dans tous les sens que son visage a été défiguré au point d'être devenu
méconnaissable et ainsi impossible pour beaucoup. À l'avoir trop mis au centre et au cœur de la vie collective des hommes, il a perdu toute place dans la vie personnelle des
individus.
Nous sommes à l'ère de la politique sans Dieu dans notre Europe, confrontés à des milliards d'humains façonnés des pieds jusqu'à
la tête par cette référence absolue qui conditionne chaque instant de leur existence privée et publique. Le Dieu qui s'est retiré revient en force comme une vague soulevée par des mouvements des
grands fonds déferlant sur une plage qui ne l'attendait pas.
Nous voyons, nous Européens, un retour en force de Dieu en politique, et nous ne comprenons pas bien ou trop bien, car à ce Dieu
invoqué est confiée la violence déployée par les hommes en raison, non pas de conceptions de civilisations différentes, mais d'intérêts économiques non directement avoués. Mais cela n'apparaît
pas soudainement, même si l'événement déclencheur relève du choc, et non de la surprise. La politique menée depuis des années par des grands pays occidentaux l'a été au nom de certaines raisons,
et lorsque le voile se lève, alors il est fait appel aux grandes notions parées de majuscules, et s'il y a bien un mot qui a reçu des majuscules, c'est celui de Dieu. Il devient soudain l'invoqué
légitimant des conduites humaines jusque-là inavouées et pas encore vraiment avouées. L'utilisation du nom de Dieu dans le domaine politique est ainsi éminemment dangereuse et perverse, mais la
mémoire humaine est prodigieusement oublieuse. « Nos pères nous ont raconté ... » mais nous n'avons pas voulu entendre.
Il est en fait plus facile de s'en remettre à une autorité invisible que de se confier au débat, à la discussion, à l'analyse,
bref, si cela peut être bref, à la pensée. Il est possible de penser le politique sans y mêler Dieu d'emblée, et il est possible de vivre de Dieu et avec Dieu sans vouloir qu'il régente le vivre
ensemble des humains. L'autonomie du politique et du religieux, conquête lente de notre Europe, est un acquis patient qui est passé par des conflits très violents ; il est actuellement
suspecté et accusé de tous les maux. Il a conduit à une conception différente de la politique, organisation humaine de la vie sociale, et aussi à une conception de l'éthique comme éthique de la
responsabilité.
L'homme s'est découvert et reconnu comme celui qui a la responsabilité de l'organisation de la vie commune, et ce n'est pas une
mince affaire, car au centre de cette vie se révèle sans cesse l'expérience de la violence et donc de la destruction de l'autre homme. Cette constatation souvent douloureuse et horrifiée a
conduit à ce développement de la question de la responsabilité envers l'autre homme, une fois le constat posé que Dieu s'est absenté de l'histoire. Primo Levi, David Rousset, Robert
Antelme,
Hans Jonas, Emmanuel Levinas n'ont pas cessé de reprendre cette interrogation, en nous redisant que la vie en commun des hommes
n'est pas sans signification : elle est à construire, à édifier, dans un effort incessant, et ce sont des mains humaines qui reprennent, génération après génération, ce travail
d'édification. La vie ensemble n'a de garantie que dans le pacte de désir et de volonté qui lie les hommes entre eux et les conduit à construire ce lien invisible qui fait qu'ils choisissent de
bâtir plutôt que de détruire. Ce pacte n'a pas besoin d'une garantie divine, et l'expérience historique nous a montré que l'utilisation de cette garantie a légitimé les pires atrocités. L'Europe
ne peut oublier cette mémoire face au déferlement du nom divin qui garantit des existences politiques ignorant les droits de l'homme. Car la conquête fondamentale du politique athéologique est
bien cette reconnaissance de l'égalité des individus et des citoyens. L'histoire révolutionnaire européenne, et surtout française, a été aussi et surtout l'émergence du sujet citoyen, reconnu
comme sujet de droits et de devoirs. Ce qui n'a nul besoin d'une garantie invisible.
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Dieu, alors, est absent du champ du politique ? Il l'est, il l'a quitté, ou les hommes ont accepté qu'il le quitte, lorsqu'ils ont
commencé à comprendre ce qu'ils ont fait et laissé faire en utilisant son nom. L'expérience historique crée des impossibilités philosophiques et théologiques. La poésie de Paul Celan nous le fait
entendre dans ces vers du premier poème du recueil La rose de personne 2 :
« Ô un, Ô
nul, ô personne, ô toi :
où ça menait, si vers nulle part ? »
Sécheresse de la versification qui imprime en nos esprits l'interrogation que nous n'osons nous formuler mais qui insiste :
où nous conduit-elle la vie en commun que nous tentons de construire et qui a été si souvent détruite dans notre histoire européenne? La vie politique s'est montrée comme vie à la fois de
construction et de destruction, et ces réalisations catastrophiques ont soulevé alors la question de la destination, du sens, de l'orientation. Le sens est incertain, et le demeure : il
s'ébauche, se construit, se reçoit, s'accueille.
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La disparition du théologique dans le politique n'étouffe pas la question de la signification mais la ravive, et celle-ci a trouvé
son lieu d'expression dans la renaissance de l'interrogation éthique, cette dernière reconduisant à la responsabilité à l'égard de l'autre homme, présentées et expliquées par des hommes comme
Paul Ricœur et Emmanuel Levinas. Dieu alors se révèle comme celui qui invite l'homme à être le gardien de son frère, l'autre homme, et il convoque l'homme à bâtir la vie en commun, la vie de la
cité dans le désir et la volonté de faire naître et grandir ce respect. Cette concentration éthique de Dieu, après ce que les hommes ont montré comme capacité de violence inouïe, dérange
beaucoup, car elle confie une grande responsabilité à l'homme, et elle nous rappelle un visage de Dieu plus dérangeant que la garantie impassible de nos histoires errantes: un Dieu qui appelle,
qui convoque, qui envoie, et qui invite à faire, un Dieu qui redit à l'homme sa liberté.
Il l'invite à écouter pour inventer, et non pour répéter. Il ne garantit rien, il fait seulement une promesse en indiquant que le
chemin de la vie et de la construction n'a pas mille formes: il passe par le lien avec l'autre et tous les autres, et la construction d'une vie en commun habitée par le respect du visage de
l'autre homme. Utopie ? Mais si Dieu n'est pas utopique, qui le sera ?
Gérard Bailhache s.j.
1 – La mondialisation ne doit pas nous faire oublier les énormes écarts de développement des pays de notre monde.
2 – Paul CELAN, La rose de personne, traduction Martine
Broda. Le Nouveau Commerce, 1979, p. 13.
Quelle que soit la philosophie qu’on professe, et même théologique, une société n’est pas le temple des
valeurs-idoles qui figurent au fronton de ses monuments ou dans ses textes constitutionnels, elle vaut ce que valent en elle les relations de l’homme avec l’homme. La question n’est pas
seulement de savoir ce que les libéraux ont en tête, mais ce que l’État libéral fait en réalité dans ses frontières et au-dehors. La pureté de ses principes ne l’absout pas, elle le
condamne, s’il apparaît qu’elle ne passe pas dans la pratique.
Maurice MERLEAU-PONTY, Humanisme et Terreur, p. 40.
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