Du bon usage de la doctrine sociale de l'Église
Le risque serait grand de réduire les termes « doctrine sociale de l’Église » à l’ensemble
des seuls documents des différents pontifes romains, aussi nécessaires que soient ces derniers.
Certes, Rerum Novarum, première encyclique sur la condition des ouvriers au XIXe
siècle (1891), ouvrira la voie à de nombreuses autres encycliques sociales. Jean Paul II avec l’encyclique Centesimus annus (1991)en célèbrera d’ailleurs le centenaire. Ce pontife,
particulièrement préoccupé par la question sociale l’aura fait précéder de trois autres : Redemptor Hominis (1979), Laborem exercens (1981), Sollicitudo Rei
Socialis (1987). Mais au-delà de la date anniversaire, il célèbrera en même temps la tradition centenaire si féconde en propositions et en actions.
Mon propos voudrait souligner qu’en amont de ces textes majeurs, se situent des chrétiens qui, par
leur engagement, ont permis à des théologiens d’élaborer un discours issu d’une praxis antérieure, et que, en aval, ces textes s’adressent à des chrétiens invités à les comprendre pour agir dans
les circonstances qui sont les leurs. Chacune des encycliques, marquée par le contexte socio-économique de son époque, cherche à faire le point et actualise les grands principes de défense et de
promotion de l’homme. « La juste conception de la personne humaine, de sa valeur unique » sert de trame, de guide à toute la doctrine sociale de l’Église (CA,
11) ; il revient alors aux chrétiens, dans la plus grande liberté de conscience, d’incarner ce principe dans des réalisations concrètes et des choix politiques.
La doctrine sociale évolue avec l’histoire
Parmi les hommes de bonne volonté, la voix des papes s’élèvera à plusieurs reprises pour inciter tous
les hommes, en particulier les responsables, à regarder les choses nouvelles qui marquent un monde qui ne cesse de changer. En 1991 encore, le pape Jean Paul II incitera à repérer ce siècle qui
évolue, il invitera à l’analyser pour comprendre et transformer les mentalités (celle des chrétiens d’abord) et ouvrir ce monde à des perspectives plus justes. C’est dire que la doctrine sociale
bouge et s’adapte ; elle n’est pas un corps figé, mais une leçon permanente tirée de la considération des évènements du monde sous un regard évangélique. Le contexte dans lequel les
différentes encycliques se sont inscrites le montre assez.
Le contexte économique de Rerum Novarum
(1891)
Le développement de l’industrie au XIXe siècle entraîne des déplacements de population et
conduit à de nouveaux rapports sociaux. Dans les pays industriels, les mouvements ouvriers mettent en question l’ordre établi tandis que des courants de pensée annoncent un renouvellement de la
société. L’action des chrétiens et la pensée s’en trouvent bousculés et partagés. L’argent, l’intérêt, des lois mécaniques et inhumaines amènent un certain nombre d’hommes à réagir. À la
différence des libéraux ou des socialistes, les catholiques sociaux croient que l’Église, gardienne de la morale et du droit naturel, a son mot à dire. Ils réalisent alors que l’Église a une
morale sociale faite pour s’appliquer concrètement. Si les théologiens ont pour devoir de rappeler les principes moraux, les laïcs, engagés dans le temporel, sont responsables de ce dernier. Pour
ces chrétiens, le but sera de faire un temporel chrétien, un ordre social chrétien. Ces hommes, en Allemagne, en Autriche et en France s’organisent dans l’Union de Fribourg. Leur objectif est de
rechercher à la lumière de la doctrine de l’Église des lois qui doivent présider, dans les nations chrétiennes, au régime du travail, de la propriété et à une bonne organisation sociale. C’est à
l’Église de parler au nom de la morale pour dire ce que la justice et la charité commandent. Ce sont eux qui manifesteront auprès du pape Léon XIII le souhait d’une prise de parole sur la
protection des travailleurs.
Le 30 janvier 1888, le pape reçoit le bureau de l’Union de Fribourg et demande alors à Mgr Mermillot,
évêque de Fribourg, un mémoire exposant les résultats de ses recherches. Léon XIII sera informé régulièrement des travaux. Il devient alors possible d’affirmer que le matériau de l’encyclique
Rerum Novarum qui paraîtra le 15 mai 1891 a été en grande partie élaboré à Fribourg. Déplorant la disparition des corporations, cette encyclique montre comment un régime de concurrence
effrénée a livré les travailleurs isolés et sans défense à la merci de maîtres inhumains. Cependant le pape condamne violemment le socialisme, la question sociale, selon lui, ne pouvant être
résolue par la lutte des classes, ces dernières ayant un impérieux besoin l’une de l’autre : « pas de capital sans travail et pas de travail sans capital. » Mais Léon XIII
souligne fortement que la propriété a ses devoirs. Le pape insiste sur la notion de juste salaire, sur la limitation des heures de travail, sur les égards dus à la faiblesse des femmes et des
enfants, sur le respect du dimanche, il envisage une intervention de l’État pour défendre les travailleurs et met en valeur le rôle des associations professionnelles devant regrouper patrons et
ouvriers.
Si en amont des hommes ont suscité une parole publique, à son tour l’encyclique donnera l’impulsion à
un mouvement qui prendra des formes diverses au cours des années – et ceci jusqu’à nos jours. Au sein d’un même pays, les tendances s’opposèrent. S’agissait-il de constituer un parti
confessionnel tendant à rétablir un État chrétien sur une base populaire ou devait-on se contenter d’une simple inspiration chrétienne en acceptant une partie de l’héritage libéral, à savoir
l’État laïc au sein duquel croyants et incroyants collaboreraient en vue d’une plus grande justice sociale ? La liberté de conscience et de choix reste toujours entière et totale
puisqu’un siècle après, Jean Paul II affirmera que « l’Église n’a pas de modèle »(CA, 43), Elle n’a donc pas de système politique ou d’organisation économique à
imposer. Elle présente sa doctrine sociale « comme une orientation intellectuelle indispensable », c’est -à -dire une ligne de réflexion où des principes éclairent la marche à
suivre. Et le premier de ces principes est l’homme lui-même, l’attention passionnée à l’homme, fût-il le plus petit : « Si l’Église a progressivement élaboré cette doctrine d’une
manière systématique, surtout à partir de la date que nous commémorons, c’est parce que toute la richesse doctrinale de l’Église a pour horizon l’homme dans sa réalité concrète de pécheur et de
juste. »(CA, 53)
Le contexte politique de Centesimus Annus
(1991)
Deux années après la chute du mur de Berlin et cent ans après Rerum Novarum, le pape justifie
le discours social de l’Église dont l’objet est bien la défense de l’homme, de sa vérité, de sa dignité et de sa liberté. La foi ne peut être uniquement tournée vers un salut individuel promis et
repoussé dans l’au-delà. C’est avant tout une pratique concrète qui concerne tout l’homme et tous les hommes aujourd’hui. Le pape montre bien que les événements récents de l’Est européen sont le
fruit d’une action réelle, enracinée spirituellement, intellectuellement. En réfléchissant sur ce que ces peuples ont fait, on peut déceler des aspirations d’hommes, un désir de Bien, des appels
à la Vérité, une marche vers un monde réconcilié, une ouverture à ce que nous chrétiens appelons Salut.
Prenant appui sur la réalité de notre siècle, les chrétiens ont une parole à dire et à écrire en actes
pour l’homme d’aujourd’hui et de demain. Le pape rappelle les évènements historiques de ce siècle et la parole de l’Église qui les a accompagnés. Depuis Rerum Novarum, de nombreux sujets
ont été abordés : la propriété privée, l’intervention de l’État, les droits des travailleurs, la liberté religieuse, le socialisme, la guerre et la paix, l’écologie... Cette diversité
signifie cette attention perpétuelle aux « choses nouvelles » et ce désir ardent de les relire à la lumière de l’Évangile.
Le pape consacrera tout un chapitre à l’année 1989, année marquante où de manière pacifique le
totalitarisme a été brisé. Il soulignera les raisons négatives de ces changements : l’oubli du droit, l’inefficacité des systèmes économiques, le vide spirituel mais en même temps il
repérera les raisons positives, d’ordre spirituel, et le mode non-violent sous lequel les évènements se sont déroulés. Ce sont la volonté de négocier et l’esprit évangélique qui retournent
vraiment les situations face à des adversaires « qui voudraient bannir de la politique le droit et la morale » (CA, 43). Le conflit n’est pas à gommer,
il joue un rôle positif quand « il prend l’aspect d’une lutte pour la justice sociale » (CA, 14).
Jean Paul II dégage le fondement de l’ordre politique : les rapports de force et de conflits sont
gérés par la raison et l’exercice du droit toujours à construire. La lutte pacifique et non-violente mène à la démocratie : c’est la grande victoire de 1989 sur le totalitarisme fondé, lui,
sur l’exercice de la force, sur la contrainte idéologique et finalement sur la terreur de la violence.
Dans le paragraphe 42, le pape s’exprime largement sur les systèmes politiques et économiques. La fin
du marxisme ne fait pas pour autant du capitalisme la solution économique idéale, en particulier pour le Tiers-monde. Si le capitalisme est une économie d’entreprise ou une économie libre, il a
son rôle à jouer : s’il est un système où la liberté économique n’est pas encadrée dans un espace juridique ferme, il doit être rejeté. Le système en
lui-même n’est pas à remettre en cause de façon systématique, mais lorsqu’il devient un absolu, en se détachant du sens dernier de la liberté humaine dont il n’est qu’un élément, la liberté
économique « perd sa juste relation avec la personne humaine et finit par l’aliéner et par l’opprimer. » (CA, 39).
Une doctrine sociale certes, mais à quel
titre ?
À ceux qui lui contestaient le droit d’intervenir, Monseigneur Ketteler répondait dans des sermons
retentissants prononcés dans la cathédrale de Mayence vers 1864 : « La question ouvrière me regarde d’aussi près que le bien de tous les fidèles de mon diocèse (...) les
ouvriers subissent un véritable meurtre de toute une masse ».Et de condamner vigoureusement le libéralisme économique. Il affirmait avec force le droit à la propriété, mais il le
proclamait comme un service. Ses phrases résonnaient alors dans toute l’Europe : « Vous avez ôté Dieu du cœur de l’homme, alors il s’est fait un dieu de sa propriété (...)
il vole ce que Dieu a destiné à tous les hommes. » (Paul Christophe. L’Église et l’histoire des hommes, Droguet et Ardent, 1983, t. 2, p. 420). La doctrine sociale de
l’Église était née. Dans l’Église, il a donné la première impulsion au catholicisme social. « Ketteler, disait Léon XIII, fut notre grand prédécesseur. »
Bien d’autres lui prendront le pas, pour ne citer que Dietrich Boehnoffer – « Seul celui
qui s’insurge contre les discriminations faites aux juifs a le droit de chanter du grégorien » –, l’appel de l’abbé Pierre sur les ondes de Radio Luxembourg le 1er
février 1954 ou encore Dom Helder Camara : « Si je donne à manger à ceux qui manquent, on me traite de saint, si je demande pourquoi ils ont faim, on me traite de
communiste. » Affirmons-le avec vigueur : l’Évangile, dans sa force de contestation même, est ferment de transformation dans le monde.
À ceux qui pensent que la foi est touteorientée « vers un salut purement tourné vers
l’au-delà », Jean-Paul II redit « que la doctrine sociale de l’Église appartient à la mission d’évangélisation » (CA, 5). L’Évangile, selon saint Paul, est
avant tout une « force » (Épître aux Romains, 1, 16). Évangéliser, c’est faire passer cette force de l’Évangile dans la vie des hommes et des communautés
humaines. L’Église pour répondre fidèlement à sa vocation, annoncer la Bonne Nouvelle du Royaume à tous les hommes, se doit de rejoindre l’homme.
« L’homme est la route de l’Église » (CA, 53). Il ne s’agit pas de
chercher à ramener l’homme vers l’Église, intention plus ou moins avouée des premiers chrétiens sensibles à la question ouvrière au XIXe siècle. L’Église fera pression contre le
travail dominical et pour le respect des fêtes obligatoires. Il s’agissait pour certains, dans ces débuts surtout, de sauver ce qui pouvait encore être sauvé de l’ordre ancien, voire d’y revenir.
Les premières œuvres ouvrières soulagent les misères immédiates et incitent les ouvriers à une conduite plus morale et plus religieuse. Peu d’hommes dans ces débuts ont pu imaginer qu’un lien
positif puisse naître entre le monde ouvrier et le christianisme. Le monde ouvrier était synonyme de socialisme, c’est-à-dire d’athéisme. Mais dans le Christ, il ne s’agit pas de proposer un
chemin vers Dieu qui s’écarterait du chemin des hommes, en éliminant les questions des hommes. C’est pour assumer ses responsabilités par rapport à l’homme que l’Église s’intéresse aux questions
sociales et économiques ; ces responsabilités lui ont été confiées par le Christ lui-même, venu sauver tout l’homme, tous les hommes. Aucun secteur de la vie humaine n’échappe donc au salut
et à la conversion.
En Jésus de Nazareth, Dieu a rejoint l’homme de façon unique et historique ; aux chrétiens
aujourd’hui de prendre la même route en rejoignant l’homme réel et historique inscrit dans le mystère de la Rédemption. L’Eglise ne peut s’identifier au Royaume maisil est de la
responsabilité des chrétiens de Le signifier, de donner visage à Celui qui seul sauve l’homme. Bien sûr d’autres, qui ne partagent pas notre foi, vivent ces valeurs du Royaume, mais c’est en
faisant route avec l’homme que l’Église le signifiera. Si l’Église veut se construire, elle se doit de rejoindre l’homme dans le concret de ses réalités dans ses grandeurs et ses
faiblesses.
La doctrine sociale de l’Église fait donc partie de la mission évangélisatrice de l’Église. C’est en
vivant selon les critères qu’elle formule, en défendant une certaine vision de l’homme, en s’engageant concrètement dans des choix les plus discernés possibles que les chrétiens, dans leur praxis
même, parleront de Dieu. Cela ne relève pas d’un seul élan de générosité, aussi noble et nécessaire soit-il, mais le chrétien « se greffe » sur la personne du
Christ révélant que l’homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu Père, Fils et Esprit. Dieu est don, relation, communication et l’unicité de Dieu se révèle dans cette
communication. L’engagement social et politique ne se réalise donc pas au nom de vérités dogmatiques, il devient lieu théologal où l’homme expérimente et révèle ce besoin de relation juste et
bonne inscrit dans son identité même.
Le champ social et politique nous ramène à la réalité de Dieu lorsque l’engagement est vécu sous le
signe d’une double responsabilité : annoncer le Sauveur en rendant à l’homme une espérance et promouvoir l’homme en manifestant Celui qui le sauve.