Changer de logique

Publié le par Garrigues et Sentiers

Là où l'argent domine de plus en plus,
remettre la politique au cœur de la vie ensemble
est un souhait et une tâche de longue haleine
 
Il convient de bien distinguer deux emplois du terme politique. Le premier renvoie à une catégorie spécialisée d'activités et d'affaires qui concerne l'exercice du pouvoir dans la société et les organes de gouvernement. En ce sens, quand nous parlons d'hommes politiques, nous avons en tête nos élus; nous parlons aussi de partis politiques qui ont vocation à accéder au pouvoir. Le second emploi du terme politique renvoie à tout ce qui concerne la vie de la société: les valeurs, l'éducation, les mœurs, ce qui fonde notre vie en commun. On peut alors « faire de la politique» sans appartenir à un parti politique, sans se présenter aux élections, tout en se souciant activement de l'avenir de notre société. Cette seconde façon de faire de la politique est aujourd'hui d'autant plus importante que les hommes politiques, pris dans le court terme, ont du mal à affronter les grands changements d'orientation qui s'imposent.
 
LE TOTALITARISME DE L'ARGENT
 
Madame Geneviève de Gaulle Anthonioz, qui avait connu les camps nazis, ne parlait pas avec désinvolture du totalitarisme. Or voici ce qu'elle nous disait : le vingtième siècle « a connu deux totalitarismes, nazi et communiste. Un troisième est en train de s'installer, celui de l'argent ». Il n'est pas question pour autant de diaboliser l'argent ou l'échange monétaire nécessaire dans nos économies de marché modernes. Ce qui est redoutable, c'est la façon dont l'argent envahit toute la vie sociale, en soumettant à sa logique des domaines qui devraient obéir à une logique de développement humain désintéressé: la vie culturelle, le sport, les systèmes d'information, les loisirs… La télévision joue un rôle considérable comme moyen d'information et de loisir, mais son souci de l'audimat et des budgets publicitaires n'en fait pas le moyen de développement culturel que l'on aurait pu espérer; c'est le moins que l'on puisse dire.
 
Nos sociétés occidentales sont globalement riches de biens économiques et pauvres de solidarité: les inégalités et l'exclusion progressent à l'intérieur de nos pays et nous ne faisons à peu près rien pour aider les pays du Sud. Notre vie politique est anémiée, le taux de syndicalisation n'a jamais été aussi bas. La réduction du temps de travail depuis quelques dizaines d'années n'a pas amené des engagements plus nombreux dans la vie associative, ni une vie civique plus riche. Bien au contraire
 
L'ABSENCE DE PROJET SOCIAL
 
Il est trivial de dire que nos sociétés sont en panne de projet, en panne d'avenir. L'économisme tient lieu de finalité. Les hommes politiques – avec une belle unanimité à gauche comme à droite – font appel à notre « patriotisme » en nous demandant de ne pas perdre le « moral », c'est-à-dire de continuer à consommer en période de crise, de consommer toujours plus. La dégradation du vocabulaire est affligeante, mais elle passe inaperçue. Personne ne trouve à redire quand des enquêtes, censées mesurer le moral des Français, ne s'intéressent en réalité qu'aux prévisions de consommation. Nos sociétés sont droguées à la croissance. Le PIB en volume, qui mesure la richesse produite, a encore progressé en France de 60% au cours des vingt dernières années, mais ce n'est jamais assez. À quelle qualité de vie cela correspond-il ? Personne n'en sait trop rien et J.-J. Rousseau avait raison de penser : « On a de tout avec de l'argent. hormis des mœurs et des citoyens. »
 
Il serait temps de prendre au sérieux la Commission sociale de l'épiscopat de septembre 1993, qui déclarait vigoureusement : « Il nous faut changer de logique. » Elle poursuivait : « l'absence de projet social et politique dynamique et mobilisateur laisse une certaine conception de l'économie se présenter comme la seule rationalité pouvant régir le monde. On passe insensiblement de la nécessaire reconnaissance de règles économiques à unéconomisme” qui tient lieu de doctrine sociale et politique. »
 
Mais changer de logique est compliqué, car tout se tient et fait système. Si la consommation augmente, les entreprises feront davantage de profits, les rentrées fiscales seront meilleures, les salaires seront plus élevés, les dépenses sociales moins problématiques, etc. On comprend alors que les acteurs privilégiés de notre société productiviste – État, patronat, syndicats – soient d'accord pour la croissance à tout prix, pour augmenter, comme on dit, la part du gâteau à partager. Et les politiques ne font que suivre le mouvement d'ensemble de l'opinion, ils « gèrent » le nez sur le guidon, ce qui n'est pas si facile, avouons-le.
 
Pourtant il faut reconnaître avec lucidité et courage la nécessité d'un changement de logique, c'est-à-dire qu'il ne sert à rien d'augmenter la taille du gâteau, si celui-ci est empoisonné: si la croissance va de pair avec la création artificielle de besoins, à grand renfort de publicité, avec des dangers accrus pour l’environnement naturel, avec la marchandisation de tous les domaines de la vie sociale, avec la montée de l'exclusion et de la violence, avec la destruction du capital social, c'est-à-dire la qualité des relations entre les gens et la confiance qu'ils se font.
 
REMETTRE LA POLITIQUE AU CŒUR
 
Changer de logique suppose un changement complet de perspective. Autrement dit, il faut remettre la politique au cœur de la vie sociale et reconnaître que l'économie n'est qu'un moyen. Au lieu de faire de la croissance une fin en soi, il faut s'interroger sur le contenu de la croissance : Permet-elle de satisfaire les besoins essentiels ? Permet-elle à chacun d'avoir sa place, d'être reconnu, de se sentir utile, de développer ses potentialités ? Faisons-nous en sorte « que chacun puisse exister socialement en exerçant un travail source de fécondité sociale, c'est-à-dire contribuant à la vitalité et à la cohésion de la société comme au développement des personnes »pour reprendre le texte de la Commission sociale de l'épiscopat ? Allons-nous accorder à l'éducation toute la place qui lui revient pour contrebalancer la tendance naturelle à aller vers la facilité de loisirs passifs, le penchant du consommateur à satisfaire ses moindres envies suscitées par la publicité. Allons-nous favoriser les apprentissages à la vie en commun, à la discussion des affaires communes pour éviter le repli frileux sur la sphère privée ou sur des communautés fermées ?
 
S'agit-il de vœux pieux ? Non car l'avenir n'est pas écrit. Nous pouvons aussi bien nous enfoncer dans la fuite en avant que réussir à redresser la barre. Qui aurait pensé, il y a encore bien peu de temps, que les mouvements en faveur d'une autre mondialisation modifieraient les rapports de force et ébranleraient la bonne conscience des puissants qui se réunissent à Davos ? Tout le monde sent bien qu'une certaine conception du progrès est à bout de souffle. Des retournements peuvent s'opérer dans l'organisation de l'économie et dans les façons de produire pour protéger notre environnement naturel. Pour l'agriculture européenne, par exemple, l'objectif de produire toujours plus avec le moins possible d'agriculteurs est en passe d'être remplacé par d'autres objectifs: améliorer la qualité des produits, maintenir davantage d'agriculteurs au travail, redonner vie à l'ensemble des territoires.
 
UN TRAVAIL DE LONGUE HALEINE
 
De même, toute une série d'initiatives citoyennes vont à l'encontre du totalitarisme de l'argent et des dangers de la société de marché; elles mettent en avant l'éthique et la recherche du bien commun. Citons:
• ceux qui utilisent leur épargne pour encourager des activités de lutte contre l'exclusion en France ou dans les pays du Sud;
• ceux qui consomment autrement pour respecter l'environnement ou encourager l'insertion professionnelle de personnes en difficulté;
• ceux qui militent dans des associations d'éducation populaire;
• ceux qui sont bénévoles dans les associations les plus diverses.
 
Toutes ces actions sont aujourd'hui peu visibles et fragiles. Il n'empêche que tout un mouvement de réflexion et d'action autour de l'économie solidaire est actuellement prometteur. La création récente d'un Secrétariat d'État à l'économie solidaire est à cet égard symbolique. Pour l'avenir, la question est de savoir si une nouvelle militance associative et citoyenne va réussir à inscrire des actions limitées dans un projet de société crédible ; si des enseignants, des éducateurs, des travailleurs sociaux qui en ont assez de jouer les danaïdes, vont se mobiliser pour faire comprendre que leur tâche est impossible si nos sociétés ne changent pas, en effet, de logique. Pour progresser cela suppose que chacun ne se contente pas d'agir dans son coin, mais qu'il fasse une analyse politique et qu'il participe à des réseaux pour esquisser en commun un autre avenir possible. Il s'agit de faire évoluer les critères d'évaluation de ce qui est souhaitable pour nos sociétés. On ne peut plus se contenter d'indicateurs quantitatifs sans signification éthique ou politique, tels que le revenu monétaire ou le produit intérieur brut. Il s'agit de montrer que tout ce qui favorise l'éducation et la culture, la prise de responsabilité, la participation civique, l'amélioration de la cohésion sociale, la lutte contre la ghettoïsation, doit être encouragé en priorité. C'est un travail de longue haleine qui s'impose pour persuader l'opinion et les responsables politiques à tous les niveaux.

Les politiques pour leur part n'ont pas le plus souvent la disponibilité d'esprit pour imaginer les modalités d'un autre avenir pour nos sociétés. Ils ont à arbitrer au quotidien et à traiter une multiplicité de problèmes. Ils ont besoin de s'appuyer sur les projets de citoyens qui proposent de changer radicalement de perspective.
 
Les deux façons de faire de la politique sont complémentaires. Chacune a sa grandeur et doit accepter le dialogue. Aux uns de faire pression pour montrer la nécessité de changements radicaux. Aux autres d'agir pour éviter qu'en virant à quatre-vingt-dix degrés ou à cent quatre-vingts degrés, on aille dans le fossé.
 
Guy Roustang
octobre 2001
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