Quelques réflexions sur la dignité humaine
On a beaucoup parlé ces derniers mois de « valeurs ».
Ainsi la « valeur travail » l’« identité nationale », la « sécurité », le « mérite », le
« talent », pour n’en citer que quelques unes.
Vieux réflexe, bien naturel, d’une idéologie de droite conquérante en quête de supplément d’âme, à la
manière des compléments nutritionnels vendus en pharmacie, et qui donne à voir des vessies pour des lanternes. On connaît. Mais le réflexe ne trompera personne, quiconque en tous les cas qui sait
que plus les concepts sont positifs ou incantatoires, plus les contenus sont douteux et discriminatoires. À preuve : la « valeur travail » dépiste les assistés,
l’« identité nationale » indexe les immigrés, la « sécurité » proscrit les délinquants, le « mérite » éjecte les paresseux et les
fraudeurs ; enfin le « talent » démarque les bons à rien de tous les pays.
Telle est la loi du genre
mathématique : une valeur, cela peut être - 1 ou + 100 et le flou des notions est alors d’une grande commodité pour les sophistes, d’où qu’ils viennent.
Parmi ces grandes instrumentalisations des glissements sémantiques implicites, une valeur m’a semblé échapper aux manœuvres caricaturales du langage philosophique
et éthique du temps : la dignité humaine.
Bien qu’invoquée par tout le monde, elle se distingue des autres valeurs en
plusieurs points. Par sa nature d’abord qui, précisément, englobe la nature et le naturel, le corps humain. Le corps mort du mort, de l’autre qui me ressemble et qui a peut-être compté pour moi,
revêt à mes yeux une valeur qui dépasse infiniment le simple organisme inerte. Le rite et le soin que j’accomplis traduisent cette reconnaissance mutuelle d’une appartenance à la même humanité.
Mais le corps humain c’est aussi, le corps sans visage de l’embryon, le corps débile du malade ou le corps humilié du laissé pour compte. Alors le corps n’est plus seulement un fait
biologique : il devient historiquement une donnée sociale et donc une catégorie juridique. Il articule l’éthique sous la notion de dignité et avec elle une foule de problèmes juridiques
complexes : l’avortement, les expériences génétiques, le droit au suicide actif. Dans tous ces problèmes qui ont traversé et s’imposent encore dans l’élaboration historique de la personne
humaine c’est la notion de dignité qui est en cause. Et les horreurs qui ont détruit cette personne humaine jusque dans son corps tout au long de l’histoire encore récente montre que la dignité
humaine n’est jamais acquise une fois pour toutes, parce qu’elle est extrêmement solidaire d’autres valeurs qu’une société donnée se reconnaît et qu’elle traduit en acte. C'est-à-dire dans
l’espace public.
C’est ainsi que la dignité aboutit en 1948 à l’article premier de la Déclaration des droits de
l’homme : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » et à l’article premier de la Charte européenne des droits
fondamentaux : « La dignité humaine est inviolable ». D’émotion, la dignité est devenu le creuset de l’éthique et finalement du politique en tant que
reconnaissance collective, nationale puis universelle, d’un certain nombre de droits et de devoirs, sociaux, économiques, moraux à partir desquels est définie la personne humaine.
Il n’est pas besoin, bien entendu, de s’étendre beaucoup sur les pratiques, les faits et les
idéologies qui fabriquent l’indignité : beaucoup sont trop évidentes comme ces « valeurs » mentionnées plus haut et dont le seul objectif est de véhiculer la division et
la désolidarisation dans la communauté humaine. D’autres sont plus sournoises : pour Kant, est dignité ce qui est au dessus de tout prix. De cette morale nous en avons gardé quelque
chose lorsque nous disons par exemple « la santé, ça n’a pas de prix ». En vérité, et nul ne le conteste, la santé à bien un prix, qui, d’ailleurs, ne cesse d’augmenter.
Ce que Kant voulait dire, c’est que la vie, la personne humaine et sa santé, doivent être au dessus de toute logique de financiarisation et de marchandisation, devançant en cela le leitmotiv du
professeur Jean Bernard : le pire ennemi de l’éthique c’est l’argent. Or, on sait que des choix politiques et économiques concrets, comme le système de tarification à l’activité des
prestations de soins hospitaliers, déterminent des impératifs de rentabilité qui, sous prétexte d’efficacité, conduisent doucement et sûrement à réifier la santé : il est des actes médicaux,
et donc des soins, moins rentables que d’autres comme il est des vies qui valent moins que d’autres.
La dignité humaine est un combat et la vie politique en est l’expression et la condition. C’est à une
approche pragmatique plutôt que théorique que se livre le présent article.