Je ne suis pas ce que je suis...
Le titre de cet article fait allusion à une devinette de notre enfance :
Je ne suis pas ce que je suis,
car si j’étais ce que je suis
je ne serais pas ce que je suis…
Qui suis-je ?
Un grand nombre d’entre vous doit connaître la réponse, qui se trouve au pied de cet article, dans
les commentaires (cliquez sur Commentaire)…
Si j’évoque cette devinette, c’est parce qu’en ce matin du 3e dimanche de Carême, j’ai
entendu dans mon église de Roquevaire la lecture d’Exode 3,14, dans la Traduction Liturgique de la Bible en vigueur dans nos églises catholiques
romaines :
Dieu dit à Moïse : « Je suis celui qui suis. » (Texte liturgique © AELF)
Mon âme d’amoureux de la parole de Dieu, de la langue française et de l’hébreu biblique (mon âme est une amoureuse trinitaire, veuillez l’excuser…) en a été tout émue !
Dieu serait-il un « suiveur », comme il y en a dans le Tour de France, dans la mode ou
dans les sectes à gourou ? Et pourquoi cette affreuse faute d’orthographe dans tous nos missels, quels qu’ils soient : à ma connaissance, après celui qui il faudrait écrire
suit et non pas suis !
Je passe sur ce que mon âme n’a pas entendu mais qu’elle sait : deux versets (11 et 12) ont été supprimés (des mauvais esprits diraient « censurés ») : Moïse dit à Dieu : « Qui suis-je pour aller trouver Pharaon et faire sortir d'Égypte les Israélites ? » Dieu dit : « Je serai avec toi, et voici le signe qui te montrera que c'est moi qui t'ai envoyé. Quand tu feras sortir le peuple d'Égypte, vous servirez Dieu sur cette montagne. » Pourquoi cette suppression ? Mystère…
Pour être plus sérieux, je dois avouer que traduire cette phrase fameuse de Dieu n’est pas d’une simplicité… biblique.
La seule forme possible avec le verbe au présent serait :
je suis celui qui est. (Cf. Pagnol dans César : et tu feras celui qui passait par hasard ), mais je
suppose que la Traduction Liturgique a voulu copier l’hébreu ‘éheyiéh asher ‘éheyiéh avec ses deux mots identiques avant et après asher.
La Septante (texte grec de la bible hébraïque datant du 2e siècle avant
Jésus-Christ) écrit : ego eïmi ho ôn, littéralement : Je suis l’Étant (ôn est le participe présent du verbe être). Elle ne se préoccupe pas
d’utiliser le même mot pour traduire le même mot hébreu.
Ce n’est pas le ego eïmi de cette expression qui définit Dieu, mais le ho ôn ; il faudrait donc rester prudent quand on rencontre l’expression ego eïmi dans le Nouveau Testament et éviter de la traduire trop systématiquement par JE SUIS, en lettres capitales.
Ce n’est pas le ego eïmi de cette expression qui définit Dieu, mais le ho ôn ; il faudrait donc rester prudent quand on rencontre l’expression ego eïmi dans le Nouveau Testament et éviter de la traduire trop systématiquement par JE SUIS, en lettres capitales.
Pour essayer de se faire une idée sur ce que pourrait être la moins mauvaise traduction de cette
déclaration divine, il est nécessaire d’évoquer une particularité des verbes en hébreu biblique : ces verbes n’ont pas vraiment de temps comparables à ceux du français, mais des
notions d’accompli et d’inaccompli bien plus floues que celles du parfait et de l’imparfait qu’on peut connaître par ailleurs, et aucun temps équivalant à notre
présent.
Cette différence fondamentale fait qu’on peut rencontrer dans nos traductions françaises le même
verbe hébreu traduit, suivant le contexte et le traducteur, par un futur, un présent ou même un subjonctif ou un conditionnel français.
Si on ajoute que la lettre vav accolée au début d’un verbe transforme un accompli en
inaccompli – et vice-versa ! – on mesure l’ampleur du problème qui se pose aux traducteurs occidentaux…
Il y a bien d’autres différences, qu’on évoquera sans doute une autre
fois dans un article consacré à ce sujet.
On peut aussi chercher une autre occurrence de la forme verbale ‘éheyiéh
(1e personne du singulier du verbe hayiah à l’inaccompli). La première occurrence est dans ce même épisode, deux versets plus tôt (il n’y a aucune occurrence dans
le livre de la Genèse), en Exode 3,12 (un des deux versets omis par la liturgie de ce dimanche. Dommage !), dans la réponse faite par Dieu à l’objection de Moïse :
« qui suis-je pour aller trouver Pharaon et faire sortir d'Égypte les fils d’Israël ? », dont la meilleure traduction me paraît être : « je serai avec toi et voici le signe qui te montrera que c'est moi qui t'ai envoyé. » Au même
verset, Dieu dit aussi à Moïse qu’il l’accompagnera dans sa mission (comme pour le prophète Jérémie en Jérémie 1,8 : « n'aie aucune crainte en leur présence car
je serai avec toi pour te délivrer », où le verbe être n’est même pas exprimé).
Au verset 14 – et c’est plus fondamental – si le verbe hayah avait été à
l'accompli (hayiytyi ) il aurait dit que Dieu est – Je suis celui qui est – disant ainsi « seulement »
l’existence de Dieu, et Moïse aurait appris que Dieu est, et – peut-être – qu’il est lui-même l’existence.
Mais le verbe est à l'inaccompli, et Dieu dit donc :
« Je serai qui je serai »
(avec deux fois la même forme du verbe être, comme en hébreu) – ce qui me semble être bien plus porteur de sens sur l'avenir de la relation de Dieu avec Moïse et les fils d'Israël.
Dieu sera, avec Moïse et pour Moïse, avec le peuple et pour le peuple d'Israël, ce qu'ils sont
appelés à découvrir de Lui pendant plus de 40 ans, en Égypte puis dans le désert. Cela me paraît dire beaucoup plus sur la vie de l’homme avec Dieu et de Dieu avec l’homme que la version au
présent, plus figée, accomplie une fois pour toutes.
La destinée de l’homme est bien d’apprendre tout au long de sa vie qui est Dieu, de découvrir jour
après jour, au fil des ans et des expériences de sa vie, toutes les facettes de notre Dieu infini, que nous sommes – par définition – appelés à contempler sans fin.
Ce n’est pas pour rien que le sommet de l’arbre de vie que
décrit la kabbale juive s’appelle ‘aïn soph ‘or, la lumière sans fin !
Notre destinée d’homme (et de femme, mais cela va sans dire…) est bien de vivre au jour le jour
avec notre Dieu Je serai qui je serai, jusqu’au jour béni et glorieux où nous pourrons enfin le contempler au seuil de l’éternité bienheureuse, et l’entendre nous dire
(peut-être !) : « Maintenant tu vois de tes yeux que Je suis celui qui est… et maintenant toi aussi – enfin ! – tu es celui que tu
es ! ».
Cela ne signifie pas – bien sûr ! – que ‘éheyiéh doive toujours être traduit pas
je serai, car dans le même verset (3,14) il n'est pas impossible que Dieu veuille dire à Moïse : « tu diras aux fils d’Israël : ‘Je suis’ (‘éheyiéh) m’a envoyé vers vous », avant d'ajouter « tu parleras ainsi aux fils d’Israël :
‘YHVH, le dieu de vos pères’… m'a envoyé vers vous », où YHVH , le tétragramme sacré, est sans doute... un amalgame de trois formes du verbe
être : il fut (hayiah), il est (hovêh) et il sera (yiheyêh) ; c’est le Dieu qui est, qui était et qui vient de
nos liturgies.
Sacré hébreu !
René Guyon
L’illustration est « le » buisson ardent du
monastère Sainte-Catherine, dans le désert du Sinaï, en Égypte.