Des méfaits de l'homme groupal
C'est curieux comme l'homme "en groupe" (on serait tenté de dire "en grappe") devient prétentieux et agressif pour défendre sa bande devenue un substitut
d'identité. Cette attitude est très typique des supporters de clubs de football ("on est les meilleurs"), et l'on sait jusqu'à quels excès de brutalité cela peut entraîner leurs membres.
Mais ils ne sont hélas pas les seuls.
Ce sentiment de suffisance peut se constater chez des peuples entiers. Et d'abord, ceux qui se considèrent comme "élus", ce qui leur conférerait plus de valeur qu'à
tous les autres, justifiant leur méfiance ou leur mépris de ce qui n'est pas leur communauté. Pour certains, Dieu en aurait décidé ainsi ; n'oublions pas que l'on a longtemps établi sur
l'ordre de sa Création la primauté absolue de l'espèce humaine sur tout le reste de la nature, préparant – par les excès de son exploitation – les désastres écologiques qui s'annoncent. Et, parmi
les "hommes", ce même ordre justifiait la situation inférieure faite aux femmes ou aux peuples de couleurs.
Pour d'autres, il semble que ce soit une vertu innée de ce peuple qui le destine à guider (voire à dominer ?) les autres nations. La France de la Révolution
est tombée dans ce travers dans sa prétention à "libérer" le monde par les armes, à rendre ses frères humains heureux par force. Et ne parlons pas même des tentations récentes de nations
prétendant accéder aux "surhommes", qui voulaient réduire les peuples du reste du monde en esclavage à leur profit, quand ils ne projetaient pas de les supprimer, afin d'affirmer leur
supériorité. Mais combien de peuples moins guerriers (voir les Inuits ou certaines tribus indiennes d'Amérique, etc.) ne se baptisaient-ils pas les "vrais hommes" ? Comme si les autres ne
l'étaient pas.
On se souvient de la déclaration de George W. Bush, nouvellement élu président de l'« état le plus puissant de la planète »,
parlant du peuple américain comme étant le "plus noble de la Terre". Qu'est-ce à dire ? Cela ne suppose- t-il pas que les autres sont moins nobles, voire qu'ils pourraient
être "ignobles". On comprend bien que ce genre d'attitude arrogante ne peut guère engendrer un sentiment de fraternité universelle, ni même de solidarité vraie avec des populations moins
favorisées dans la distribution des richesses, surtout quand la richesse acquise par quelques-uns apparaît comme un signe d'élection divine.
Il peut, malheureusement, en être de même pour des groupes religieux : la "vraie religion" est forcément meilleure que celles qui ne le sont pas. La
vraie n'est-elle pas tenue alors d'imposer sa Vérité, sous peine de ne pas remplir ses responsabilités vis-à-vis de Dieu, auquel elle n'hésite pas à se substituer allègrement et sans
risque d'humilité. Cet esprit "groupal", on le rencontrait jadis chez nous, au sein même de l'Église dominante. Au XVIIe siècle, on pouvait assister pendant les processions à des rixes
entre confréries, à coup d'encensoirs et de bâtons de procession, pour soutenir la prééminence de leur saint. Avoir ensemble un héros, un héraut, un gourou, un führer… ou appartenir à un groupe
dominant, cela vous pose et vous valorise.
Face à ces mouvements grégaires, il ne s'agit pas de prôner l'individualisme, encore que les deux tendances ne soient pas totalement incompatibles… L'esprit
d'équipe a une valeur, il cimente des personnes de passés, de statuts et d'avenirs différents, et l'on est souvent plus intelligents à plusieurs que seul. À condition que ce groupe ait un but,
une intention altruiste, un programme qui ne le referme pas sur lui-même ; à condition aussi que ses membres ne cherchent pas seulement dans la meute une force qu'ils n'auraient pas seuls,
et sans savoir qu'en faire pour le bien de tous.
Marc DELÎLE