La langue du muet criera sa joie
(Isaïe 35,6)
En relisant le début de l’évangile de Luc je prends pleinement conscience du caractère à la fois parallèle et antithétique de ses deux premiers récits : l’annonce à Zacharie (Luc 1,5-25) et l’annonce à Marie (Luc 1,26-38).
Le même ange, Gabriel (Fort de Dieu, en hébreu), rend visite à Zacharie puis à Marie pour leur annoncer une naissance miraculeuse :
- Jean (Dieu fait grâce) naîtra de la vieille épouse stérile de Zacharie (Dieu de souvient), Élisabeth (Dieu fait serment) ;
- Jésus (Dieu sauve) naîtra de la jeune épouse vierge de Joseph (Dieu ajoute), Marie (Goutte d’eau de la mer).
Ces deux épisodes, curieusement inconnus des trois autres évangélistes malgré leur importance primordiale (surtout le second !), ont un but catéchétique évident : montrer comment le peuple juif, par la vieille femme d’un prêtre du Temple de Jérusalem, verra naître son dernier prophète qui annoncera la totale nouveauté de l’Alliance de Dieu avec l’humanité tout entière, qui prendra chair d’une jeune vierge épouse d’un pauvre inconnu.
Il y a là quelque chose du « passage de témoin » entre le Monde ancien et le Monde nouveau, qui n’est pas sans rappeler l’épisode au pied de la Croix de Jésus (évangile de Jean 19,25-27) entre Marie et l’apôtre (Jean, dit la Tradition) sur lequel nous aurons bientôt l’occasion de revenir.
Mais ce qui retient (trop) peu l’attention des commentateurs, qui n’y voient aucune bizarrerie, c’est la différence de traitement que l’ange réserve à Zacharie et à Marie.
Résumons en un tableau :
Zacharie
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Marie
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Alors lui apparut l'Ange du Seigneur, debout à droite de l'autel de l'encens.
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[L’ange] entra et lui dit : « Réjouis-toi, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi. »
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À cette vue, Zacharie fut troublé et la crainte fondit sur lui
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À cette parole elle fut toute troublée, et elle se demandait ce que signifiait cette salutation
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Mais l'ange lui dit : « Sois sans crainte Zacharie, car ta supplication a été exaucée.
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Et l'ange lui dit : « Sois sans crainte Marie, car tu as trouvé grâce auprès de Dieu.
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ta femme Élisabeth t'enfantera un fils, et tu l'appelleras du nom de Jean. »
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Voici que tu concevras dans ton sein et enfanteras un fils, et tu l'appelleras du nom de Jésus. »
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L’ange explique qui sera Jean
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L’ange explique qui sera Jésus
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Zacharie dit à l'ange : « À quoi connaîtrai-je cela, car moi je suis un vieillard et ma femme est avancée en âge ? »
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Mais Marie dit à l'ange : « Comment cela sera-t-il, puisque je ne connais pas d'homme ? »
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Et l'ange lui répondit : « Moi je suis Gabriel, qui me tiens devant Dieu, et j'ai été envoyé pour te parler et t'annoncer cette bonne nouvelle.
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L'ange lui répondit : « L'Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre ; c'est pourquoi l'être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu.
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Et voici que tu vas être réduit au silence et sans pouvoir parler jusqu'au jour où ces choses arriveront, parce que tu n'as pas cru à mes paroles, lesquelles s'accompliront en leur temps. »
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Et voici qu'Élisabeth, ta parente, vient, elle aussi, de concevoir un fils dans sa vieillesse, et elle en est à son sixième mois, elle qu'on appelait la stérile ;
car rien n'est impossible à Dieu. »
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Le peuple cependant attendait Zacharie... |
Marie dit alors : « Je suis la servante du Seigneur ; qu'il m'advienne selon ta parole ! » Et l'ange la quitta.
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qui éclaire plusieurs points forts :
- L’ange apparaît mais ne dit rien à Zacharie ; il dit des choses fort agréables à Marie
- Zacharie est troublé par cette vue ; Marie est troublée par ces paroles
- L’ange les apaise tous deux et leur annonce la nouvelle qui les concerne (remarquer qu’Élisabeth enfantera un fils à Zacharie, alors que Marie n’enfantera pas un fils à Joseph…)
- Objection : comment connaîtrai-je ? pour Zacharie ; comment cela se fera-t-il ? pour Marie
- Explication de l’objection : vieillesse d’Élisabeth, virginité de Marie.
- Réponse de l’ange : aucune explication à Zacharie ; explication circonstanciée (même si elle est surprenante !) à Marie
- Et voici… : que tu seras puni de mutisme à Zacharie ; que ta cousine… est enceinte de six mois (élément de preuve de ce qu’il vient d’énoncer) à Marie.
Édifiant !
Ce pauvre Zacharie, que l’ange a regardé un moment sans rien dire, attendant sans doute qu’il soit pris de panique, émet une objection tout à fait valable, qui n’entraîne aucune explication de l’ange mais une peine de mutisme pour n’avoir pas cru.
Marie, qui a eu aussi peur que Zacharie bien qu’ayant été gratifiée immédiatement de belles paroles de l’ange, émet le même genre d’objection, qui entraîne une explication circonstanciée évoquant la grossesse d’Élisabeth, qui était donc bien, puisque l’ange l’utilise comme preuve, vraiment incroyable !
Autre élément (un peu iconoclaste mais réaliste !) : la stérilité d’Élisabeth était bien – a priori, pour cette vieille femme – une entrave irrémédiable à l’enfantement, ce qui n’était pas le cas pour Marie, jeune épouse de Joseph, dont la virginité – a priori, pour cette jeune mariée – devait normalement se « guérir » à court terme…
L’objection de Zacharie est donc humainement imparable ; celle de Marie ne peut humainement s’expliquer que par un éventuel désir de rester vierge, ce qui serait – selon Genèse 1,28 - contraire à la volonté de Dieu sur elle !
Or Zacharie est puni, et seul puni…
Mon but n’est évidemment pas de jeter le moindre semblant de discrédit sur le rôle de Marie, mais de faire remarquer que les commentateurs qui s’appesantissent sur ce qu’ils appellent pour Zacharie, à juste titre, un DOUTE, qui pour eux ne serait qu’une simple demande d’explication chez Marie, lisent ce texte avec un a priori marial qui inhibe leur objectivité.
Car, si on veut lire objectivement ces deux textes, on est bien obligé de reconnaître que le traitement infligé à Zacharie est bien sévère face à l’« amnistie » de Marie et qu’il n’y a aucune explication à cette « injustice »…
… sinon que si Marie avait été punie de mutisme nous attendrions peut-être encore le Messie, car elle n’aurait pas pu dire son magnifique « je suis la servante du Seigneur, qu’il arrive pour moi selon ta parole ! »
… qui me laisse muet d’admiration !
En terminant, n’oublions pas de rappeler l’amour que porte Luc à ces deux personnages clé de son évangile, puisque (pour rassembler le peuple juif, avec Zacharie, et le peuple chrétien, avec Marie, dans le cœur de tous les croyants ?) il attribuera à chacun, dans son évangile, un cantique à la gloire de Dieu chanté chaque jour, et depuis des siècles, dans toute l’Église : le Benedictus du matin pour Zacharie (Luc 1,68-79)…
Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël, qui visite et rachète son peuple…
le Magnificat du soir pour Marie (Luc 1,46-55)…
Mon âme exalte le Seigneur, et mon esprit tressaille de joie en Dieu mon Sauveur…
Amen !
René Guyon