Paysans du Brésil
Résistance ou soumission ?
« Un livre ouvert, non pas d´encre et de
papier, mais de chair et d´esprit »
(2e épître aux Corinthiens 3,3)
Nous sommes au nord du Brésil, à 1000 kilomètres au sud de São Luis do Maranhão et 1500 kilomètres au nord de Brasília, aux confins des états du Maranhão et du Tocantins. Une région qui a beaucoup fait parler d´elle dans les années 1970/1980 en raison de l´intensité des conflits
Spécialement dans le Bico do Papagaio (Bec du Perroquet), où, sur ordre de fazendeiros, fut assassiné, en 1986, à l´âge
emblématique de 33 ans, le père Josimo Tavares, coordinateur de la CPT et curé de paroisse, noir et solidaire des pauvres. La région est géographiquement délimitée par la confluence des fleuves
Tocantins et Araguaia, au nord de l´actuel État du Tocantins.
qui y opposèrent grands exploitants de bétail et petits paysans installés sur des terres sans titre ni cadastre. Les
petits paysans avaient émigré du Nordeste, à la recherche de terres où planter l´aliment quotidien de leurs familles : riz, haricot, manioc. Ils avaient déjà subi leur dose
d´oppression sous la loi cynique des grands propriétaires : travaillant à défricher leurs terres pour en faire de vastes pâturages, on leur concédait d´y habiter et d´y planter quelques
« lignes »
La « ligne », aussi appelée « tâche » ou encore « litre », est une unité de mesure. Elle vaut à peu
près un cinquième d´hectare. Un alqueire vaut en effet 16 lignes (ou 4,84 ha soit 100 brasses de 2,20 m x 100 brasses). Une famille cultive annuellement de 3 à 10 lignes, en travail
manuel.
de cultures, pourvu qu´à la récolte du premier riz ils ensemencent la terre en fourrage et se déplacent vers une
nouvelle parcelle à défricher. Et comme rien n´est gratuit, un tiers ou même la moitié de leur récolte allait de droit au propriétaire. Terminée la défriche, dehors ! Les voici donc sur les
routes dès la fin des années 60. L´époque est celle de la pénétration et occupation de l´Amazonie. La fièvre unit sans terre et aventuriers, dans un mouvement stimulé par la construction d´une
route liant la nouvelle capitale, Brasília, à Belém du Pará (2500 kilomètres vers le nord) et par l´ouverture de la Trans-Amazonienne, liant celle-ci à… Manaus, et, pour les plus finauds d´entre
eux, par une politique d´incitations fiscales attirant tout ce que le pays compte de spéculateurs. Instruits dans une religion déjà fortement biblique, les paysans pèlerins vivent cet exode comme
une forme de fidélité aux conseils du bon Padre Cícero : ce prêtre du sertão n´avait-il pas encouragé ses dévots à partir à la recherche de la « Bandeira
Verde » (« le royaume du vert ») tout là-bas, au-delà du fleuve Araguaia, un fleuve si grand et mystérieux que sa traversée valait bien celle de la Mer Rouge ?
…
Dans cette région nouvelle alors seulement peuplée par quelques communautés d´indiens et une poignée de bourgades en
marge des fleuves Tocantins et Araguaia, ils trouvent une terre où s´établir et reproduire leur sage système de subsistance, fondé sur la défriche et le brûlis, en une agriculture semi
itinérante, soucieuse de laisser à la forêt et à la terre le temps de se refaire. Ils sont « posseiros » : possèdent la terre dont ils vivent, quoique sans aucun titre,
sinon celui que la Constitution brésilienne leur reconnaît après un an de pacifique occupation, sous l´antique figure de l´usucapio.
Nous sommes plus précisément dans le Tocantins, un État
créé sur mesure voici 17 ans pour donner libre cours aux élans des oligarchies qui dominent un territoire égal à une demi-France.
Exactement : dans la commune de Campos-Lindos (« Jolies-Plaines ») où vivent sous ce régime
d´occupation tranquille plusieurs centaines de familles de posseiros, venues en leur temps du voisin Maranhão. La vie rurale est scandée par les deux grandes saisons qui font alterner le
très sec (avril à octobre) et le très humide (novembre à mars) ; au début des pluies on plante entre les souches, parmi les clairières fraîchement ouvertes, dans un sol périodiquement
enrichi des matières organiques libérées par la cendre des brûlis, au milieu d´une végétation de dense savane, généreuse en variétés d´espèces natives, fruitières et médicinales. Chasse, élevage
et cueillette complètent l´alimentation. Quelques excédents sont commercialisés au bourg : farine, riz, poulets, œufs. Jours saints et fêtes patronales agrémentent une vie communautaire
ponctuée de célébrations simples, une famille à tour de rôle accueillant le voisinage, en hommage au Divino Espírito Santo, à São João ou à Nossa Senhora. Le prêtre est
ici une espèce rare. On a de longue date appris à se débrouiller sans lui mais quand il apparaît, la fête en est rehaussée : mariages et baptêmes en souffrance sont promptement
célébrés.
Nous voici chez Sadi – Sadi de Araujo Abril – de la
famille des Abreu, où, suivant une vieille coutume indigène visant à garantir paix et sécurité à la communauté, on s´est longtemps marié entre cousins. La bisaïeule est une indienne, de l´ethnie
Kraô. Sadi a 27 ans, il a épousé Raymonde voici deux ans, aussitôt après avoir terminé sa scolarité de second degré. Leur premier fils est né cette année. Il se rappelle comment avec ses parents,
posseiros dans la Serra do Centro, il a grandi au milieu d´une communauté en rapide mutation. Il se souvient des fréquents passages du missionnaire irlandais, le père
Brian, et, avec lui, des célébrations de la parole de Dieu, où entre Exode, prophètes et Nouveau Testament une ligne continue s´établissait jusqu´à la réalité présente de la communauté : une
communauté de destin, lue et dialoguée dans la Bible, crue et célébrée dans la foi, éprouvée et épurée dans l´affrontement, tous ensemble, aux défis qui commencèrent alors à menacer l´existence
même des communautés. Ils avaient pour noms : grands fermiers du sud attirés par le veau d´or de la culture du soja ; pressions du gouvernement pour implanter à tout prix, au nom du
Progrès, un projet concocté avec la Banque Mondiale ; usurpation des terres ; expulsion des paysans sans titres de propriété ; destruction rase de la savane et
omniprésence des produits toxiques épandus par avion, empoisonnant sources et rivières ; surexploitation des ex-paysans convertis en ouvriers agricoles, avec çà et là des pratiques typiques
de l´esclavage moderne. Face aux usurpateurs de terres («grileiros»), patiemment, entre réunions à la lanterne, assemblées, cours de formation et célébrations, la communauté s´éveillait
à la connaissance de ses droits et aux moyens de les faire valoir sans baisser la tête. Sadi se félicite aujourd´hui d´avoir, quatre années durant, à raison d´un mois chaque année, accepté
d´aller participer à l´école de formation de missionnaires laïques, lui et João, également de la Serra do Centro, ainsi que 50 autres jeunes du diocèse (Miracema do
Tocantins). Ce n´était pas un Séminaire, non. La forme d´apprentissage (méthode « Père Comblin ») faisait qu´on « mariait » constamment la vie des communautés, la
conjoncture sociale et politique, l´histoire de l´Église, l´étude biblique, la théologie de la libération.
C´est de là que Sadi a appris la différence entre «être sujet» et «vivre soumis», c´est là qu´il a mûri son option pour la terre et pour la résistance, au nom de l´amour pour cette terre, au nom de cette foi éprouvée. Certes l´évêque, soumis
aux pressions d´un clergé soucieux de ne perdre ni statut ni revenus, n´a pas confié à ces jeunes les responsabilités un temps entrevues, mais qu´importe. Une église engoncée dans la passivité ou
le rite ou la célébration, bavarde de ses propres charismes, ne l´intéresse pas. Pour résumer ce qui lui importe, il parle de « dignité ». S´il s´indigne, c´est pour pouvoir
continuer à se regarder en face. Question de dignité, quand tant de gens se taisent pour quelques lentilles. Pedro Casaldaliga, Josimo Tavares, et Padre Brian lui inspirent grande admiration. Ce
sont des gens qui ne s´accommodent pas.
Aussi quand, au retour de Miracema, il a vu l´étendue du désastre programmé contre les siens par les
planteurs de soja, il n´a pas hésité. Avec le syndicat de travailleurs ruraux, lui, jeune paysan fils de posseiro en cours d´expulsion, il s´est joint aux 30 familles qui décidèrent
alors d´occuper une fazenda à l´abandon, aux portes du village, la fazenda Suçuarana. Police, pressions de politiciens locaux, détention provisoire, procès, menaces, chantages
financiers du pseudo propriétaire, offres de corruption, rien n´y fit. Sadi et 10 autres familles ont, par dignité, réussi à résister jusqu´à ce jour, bien que soumis depuis 8 ans à toutes sortes
d´intimidation pour abandonner la partie. Avec le syndicat et le père Brian, il a connu la CPT (Commission Pastorale de la Terre) et la FETAET (Fédération des Syndicats de Travailleurs Ruraux du
Tocantins). Nouvelles rencontres, cours de formation, mobilisations et manifestations, fêtes et célébrations, visites d´autres expériences, partage de préoccupations communes entre paysans du
nord et du sud, du cerrado et de la forêt, tout cela a fait grandir encore son engagement. Au syndicat, dans la communauté, dans la lutte politique, dans les célébrations, dans la toute
nouvelle association constituée en vue de créer l´école familiale rurale tant rêvée, Sadi est présent, un dirigeant respecté, intègre, disponible. À la CPT aussi il a accepté de donner de son
temps, en qualité d´agent volontaire : en plus de sa propre communauté, il parcourt, sur une vieille moto, les routes de la région, visitant, confortant, réunissant les paysans, discutant
les projets, les stratégies, les mobilisations, les joies, les peines. Il continue de puiser force dans le livre d´Isaïe, les lettres de saint Paul, les Actes, les Évangiles. Pour lui c´est une
chose simple et concrète, cette histoire que nous sommes, du Christ, un livre ouvert, non pas d´encre et de papier, mais de chair et d´esprit (cf. 2Cor 3,3). Et il n´a aucune gêne à le
faire savoir.
Résister. Que peut bien un groupe de paysans désarmés,
vivant à l´antique, n´ayant pour lui que ses bras, son cœur et sa tête, face à une troupe de farmers, leur cohorte de tracteurs, d´avions épandeurs maniant sans précaution
désherbants et pesticides, leurs ouvriers surexploités, au service des intérêts supérieurs de la nation aujourd´hui condensés dans la sacro-sainte balance commerciale, dont le soja est devenu
l´arme secrète ?
Défendre leur terre contre l´usurpation est un premier pas, essentiel. Les posseiros de la Serra do Centro, parents de Sadi et communautés voisines, y ont appliqué leur séculaire entêtement, jusqu´à faire céder – en partie –
le Gouvernement de l’État, qui a bien dû, après 5 ans de conflit, reconnaître leur droit sur une part des terres et accorder le titre qui le confirme, tandis que les planteurs de soja, beaucoup
d´entre eux affidés politiques du Gouverneur, gagnaient comme prix de leur fidélité une généreuse parcelle de terre prête à l´usage.
Marquer leur espace, c´est ce que les occupants de la
fazenda Suçuarana, eux aussi, ont su imposer, avec une capacité de résistance héroïque face aux offres appétissantes – quoique dérisoires – faites par le pseudo propriétaire pour
« indemniser » l´abandon de leur parcelle. N´obtenant rien par l´argent, celui-ci tenta alors la force brutale : 3 semaines de bulldozer réduisirent à un pitoyable désert
les jolies-plaines du cerrado que des générations de paysans s´étaient appliquées à défendre, préserver, valoriser. Trois-quarts de la superficie de la fazenda sont
d´ores et déjà prêts à être ensemencés. Comment survivre maintenant au milieu de cette mer de soja ?
Résister n´est pas seulement contenir la pression de l´adversaire, c´est affirmer un projet
qui, un jour – peut-être – le surpasse. Sur sa vieille moto, par monts et par vaux, des mois durant, Sadi est allé discuter avec chaque communauté.
Longuement. Avec le renfort d´un agronome, lui et moi sommes allés animer sur place plusieurs rencontres pour proposer qu´ensemble, entre paysans et paysannes, et avec l´aide de la CPT, on se
dise ce qu´on faisait, pourquoi on le faisait, ce qui marchait, ce qui ne marchait pas, ce qu´on rêvait, ce qu´on craignait, ce qu´on voulait pour ses enfants, pour sa terre, pour l´avenir de la
commune et de la région. Peu à peu s´est fait jour l´idée d´une rencontre des communautés intéressées pour débattre de quel développement on pourrait bien rêver tous ensemble : les uns
croyaient dur comme fer qu´il fallait « faire comme les grands qui réussissent » : passer le bulldozer puis le tracteur puis semer le soja ou le fourrage. Oui mais après ? D´autres
– insistants - firent valoir la fantastique richesse enfouie au cœur du cerrado : une variété d´arbres et de plantes, un écosystème qui contient en soi-même le secret et l´énergie
de sa constante reproduction, sans aucun apport artificiel. Adapter cette nature à nos exigences ou adapter nos manières à celles de la nature, et tirer profit de cette synthèse, sans faire
de la terre une marchandise, elle qui est avant tout ce don mystérieux qui était là avant nous et après nous continuera... Un chemin peu à peu s´ouvrait. Quarante familles, de quatre
communautés, furent d´accord pour le parcourir à leurs risques et périls. Sur la base du diagnostic initial réalisé par les paysans eux-mêmes : espèces disponibles, types de sol, forces et
faiblesses des diverses variétés connues, et après plusieurs sessions de travail, les ingrédients étaient prêts pour formuler leur projet paysan de développement durable.
Durable : les premières familles intéressées ont bien vite compris qu´entre un profit immédiat avec contrepartie d´endettement et de destruction de l´environnement, et une proposition
d´utilisation rationnelle du cerrado, il y avait une différence abyssale... Et comme l´avenir ce sont les enfants qui le feront, quoi de plus indiqué qu´une école où la passion transmise
de génération en génération pourra s´adosser à des connaissances théoriques et pratiques, élaborées et partagées en mode d´alternance, dans une ambiance de valorisation positive du vécu paysan,
attentive aux défis de la société, de la politique, de la culture, et sans abandon d´identité.
Affirmer le droit de tous à une vie digne, ce fut encore
la réaction immédiate des paysans de Campos Lindos quand leur syndicat, voici 5 ans, dut accueillir une demi-douzaine d´ouvriers agricoles qui, n´en pouvant plus d´être traités « pire que
des bêtes », sans paiement et obligés à travailler dans les pires conditions, s´étaient enfuis de la fazenda Sainte Catherine, une de ces nouvelles fermes de soja acquises par un
homme politique du sud, par ailleurs ancien ministre de l´agriculture. Le syndicat mit en branle aussitôt le système d´alerte que leur avait suggéré la CPT au cours d´une précédente rencontre
d´information sur le sujet. Après trois semaines d´attente, en grand secret, la bourgade de Campos Lindos vit débarquer une équipe du Groupe Mobile d´Inspection du Travail au grand complet :
quatre inspecteurs, cinq agents de la police fédérale en armes, un procureur du travail, convoyés en trois 4X4 officiels. Scandale : l´opération coup-de-poing permit la libération de 28
« esclaves », selon la qualification officiellement utilisée, le paiement de tous leurs arriérés de salaire et leur transport jusqu´au local de leur embauche frauduleuse, dans les états
voisins du Piauí et Maranhão. David avait eu raison de Goliath.
Un Dieu qui libère…
Ouvre l´œil pour ne pas devenir un esclave ! Telétait le message transmis para la CPTau cours de la rencontre d´information sur ce thème qui avait réuni une trentaine de paysans et paysannes dans l´église de
Campos-Lindos. J´avais coordonné cette réunion, ayant depuis peu assumé la coordination de la Campagne organisée entre les équipes de la CPT des états du Pará, Maranhão, Mato Grosso et Tocantins,
en lutte contre les pratiques de travail esclave rencontrées dans ces terres d´Amazonie. C´est que, 117 ans après son abolition théorique, l´esclavage perdure au Brésil : les historiens nous
informent que, pour avoir fermé le libre accès aux immenses terres de ce pays, le Brésil pouvait sans danger libérer ses esclaves, et la loi d´abolition (loi Aúrea, 13/05/1888) succédait presque
logiquement à la loi de la Terre (19/09/1850). L´exploitation d´esclaves pourrait continuer, d´une manière ou d´une autre pour quelques siècles encore, au service de la minorité des seigneurs des
terres et des forêts, et même des eaux, puisqu’écarté le risque de devoir partager la terre avec ceux qui n´avaient pas le sou, pourquoi serait-il encore nécessaire de maintenir la
senzala (cabane réservée aux esclaves) ? C´est ainsi que le Brésil est resté jusqu´à ce jour le latifundium qu´on
connaît, et qu`aux maîtres du latifundium le pouvoir n´a plus jamais échappé. Esclavage et concentration de la terre ont partie liée. Au service d´un modèle d´exploitation prédatrice, fondé sur
la monoculture d´exportation, aujourd´hui rebaptisé ici agri-business.
Ça existe vraiment l´esclavage moderne ? Plus de
18.000 ouvriers agricoles ont été retirés de l´esclavage moderne par les groupes spéciaux d´inspection crées depuis 1995. On ne les a pas libérés pour des questions de détail. S´ils l´ont été,
c´est parce qu´ils se trouvaient dans une situation inhumaine, soumis à des conditions de travail, d´hébergement, d´alimentation, d´isolement, qui en bien des cas avaient tout à envier à celles
consenties au bétail auquel leur travail, en général, se destinait. Nous en recevons des preuves quotidiennement. À la CPT nous accueillons tous les jours de ces ouvriers agricoles qui se sont
enfuis de la fazenda et viennent implorer qu´on prenne leur déclaration. Ils nous laissent souvent sans voix. Accueillir et écouter ces victimes, et comprendre la réalité qu´elles décrivent pour
la combattre efficacement ont été nos premières priorités. Nous avons pu vérifier que les caractéristiques du travail esclave moderne ne doivent rien au hasard : elles obéissent à un
véritable modèle standard, au point qu´on peut parler d´un système d´esclavage moderne. D´un côté, une population vulnérable, sans accès à l´éducation, à la terre, à quelque opportunité
d´emploi. Sur son chemin, divers intermédiaires : les recruteurs connus sous le nom de gatos, les transporteurs clandestins, les hôteliers véreux aux pensions minables, tous acteurs
d´une illusion vendue à crédit en forme de promesse mirobolante, et artisans d´une dette dont le paiement sera exigé du travailleur à l´autre bout de la chaîne, là-bas dans la forêt, dans cet arc
du déboisement formé en pleine Amazonie, par les états du Maranhão, Tocantins, Pará, Mato Grosso (où nous trouvons 80% des cas). Nous n´appelons pas esclavage n´importe quelle situation
pitoyable, même si imposer des conditions dégradantes de travail à quelqu´un est déjà un fort indice sur ce chemin. Les élites brésiliennes se plaisent à jeter le doute sur cette réalité. Il y a
pourtant bien des lois, nationales et internationales, qui désignent très exactement ce type de situation : l´esclavage moderne (debt bondage). Ici c´est la liberté et la dignité de
la personne qui sont frontalement niées. Les ingrédients utilisés pour cela ont pour nom : promesse trompeuse, conditions dégradantes, privation de rémunération, dette fabriquée de toute
pièce, travail forcé, menaces, interdiction de partir. Tous les jours, des bus dits « de tourisme » partent du Nordeste vers le Mato Grosso, emmenant leurs contingents de coupeurs de
canne à sucre « embobinés » ; plus près de chez nous, des pensions pour migrants prospèrent a Marabá (Pará), Açailândia (Maranhão) ou même Araguaína (où je réside, dans le
Tocantins), fournissant en main d´œuvre les chantiers de déboisement d´Amazonie, d´entretien de pâturages du Pará ou de notre État, ou encore de production de charbon de bois du
Maranhão (utilisé par la sidérurgie) ; d´autres encore, dans le Mato Grosso, partent faire la cueillette du coton ou arracher les racines, dans ce qui sera demain un champ de soja. Ouvriers
de grand chemin (dont la vie est devenue une itinérance permanente de ferme en ferme), migrants temporaires ou travailleurs résidents dans la région se disputent ces offres de service
misérables.
Comprendre les raisons de la permanence de cette traite moderne est fondamental si l´on veut en rompre
l´éternelle répétition. Libérer un esclave - c´est pourtant indispensable – ne change rien au problème : on n´attaque pas le
système de l´esclavage. En résumé disons que celui-ci repose sur trois piliers : la misère de millions de brésiliens ; l´esprit de profit à tout prix de milliers d´opportunistes sans
scrupule ; l´impunité verrouillée par des élites qui se servent de cette pratique criminelle. Sa perpétuation est assurée par la reproduction de la misère, de l´exclusion de la terre et de
l´emploi, par l´empire du profit, cet unique moteur de l´agri-business, et par la complicité des pouvoirs, législatif et judiciaire notamment, pour maintenir les coupables sans aucun
tracas. Il est vrai que beaucoup d´entre eux sont du même monde. La misère ? 90% des esclaves modernes sont analphabètes, 90% ont commencé à travailler dès l´enfance, 80% n´ont pas même de
papiers d´identité. L´esprit de lucre ? Dans la guerre pour l´occupation du marché mondial de la viande, du soja, du coton, du sucre, de l´acier, nous avons notre arme secrète (les fameux
avantages comparatifs) : l´esclavage. L´impunité ? Selon nos calculs, si plus de 200 situations collectives d´esclavage ont été constatés dans le Pará depuis 1996, au moins 500
personnes, associées d´une manière ou d´une autre au crime, auraient dû être poursuivies (gato, hôtelier, transporteur, propriétaire, pistoleiro). Or seulement 49 l´ont été,
seulement 24 ont vu conclure leur procès, et 5 ont reçu une condamnation, minime soit-elle.
Une fois identifiés les facteurs de cet esclavage moderne, reste encore à exiger les mesures qui puissent
casser le cercle vicieux. À la CPT, c´est notre travail d´incommoder : jeter à la face de la société, nationale et internationale, et des pouvoirs publics, la terrible question, déjà
ancienne : « ¿Estos, no son hombres? ».
« Ne sont-ce pas des hommes ? », exclamation de fr. Antônio de Montesinos, op,
au cours du sermon prononcé durant l´Avent dans la ville de Santo Domingo, sur l´île de La Española, vitupérant les hacienderos responsables de la mise en esclavage des indiens. :"Esta voz, dijo él, que todos estáis en pecado mortal y en él vivís y morís, por la crueldad y tiranía que usáis con estas inocentes gentes. Decid, ¿con qué derecho y
con qué justicia tenéis en tan cruel y horrible servidumbre a estos indios? ¿Con qué autoridad habéis hecho tan detestables guerras a estas gentes que estaban en sus tierras mansas y pacíficas,
donde tan infinitas de ellas, con muertes y estragos nunca oídos, habéis consumido? ¿Cómo los tenéis tan opresos y fatigados, sin darles de comer ni curarlos en sus enfermedades, que de los
excesivos trabajos que les dais incurren y se os mueren, y por mejor decir, los matáis, por sacar y adquirir oro cada día? ¿Y qué cuidado tenéis de quien los doctrine, y conozcan a su Dios y
creador, sean bautizados, oigan misa, guarden las fiestas y domingos? ¿Estos, no son hombres? ¿No tienen almas
racionales? ¿No estáis obligados a amarlos como a vosotros mismos? ¿Esto no entendéis? ¿Esto no sentís? ¿Cómo estáis en tanta profundidad de sueño tan letárgico dormidos? Tened por cierto, que en
el estado [en] que estáis no os podéis más salvar que los moros o turcos que carecen y no quieren la fe de Jesucristo".
Cité par fr. Bartholomé de las Casas dans son Historia de las Indias.
Nous déclinons la question sur tous les tons et pour tous publics et en tous lieux, nous amenons des preuves,
élaborons des données et croisons des statistiques, nous fourbissons arguments et démentis, publions dénonciations et requêtes, divulguons articles et reportages, et portons plainte jusque dans
les cours internationales. Comme nous croyons d´abord en la force des pauvres – à preuve l´expérience de Campos Lindos – nous multiplions en direction de nombreux groupes les activités d´éveil,
sensibilisation, formation, incitant dénonciation, organisation, résistance, construction d´alternatives. Pour cela nous avons produit des instruments, textes, films, photos, et même
présentations multimédia, tour à tour didactiques ou artistiques. Nous proposons des sessions éducatives, séminaires et ateliers, visant à préparer de nouveaux multiplicateurs, au sein des
mouvements populaires les plus proches du public « à risque ». Et comme nous voulons incommoder ceux qui s´accommodent, nous multiplions aussi les débats et controverses, séminaires et
audiences de dénonciation, parmi les publics les plus divers de ceux dont on dit qu´ils sont des « décideurs » ou des faiseurs d´opinion : juges, avocats, promoteurs, policiers,
journalistes, agents de pastorale, professeurs. En échange nous n´échappons pas aux persécutions, dénigrements, calomnies, et même aux menaces. Des membres de notre CPT, parmi eux des
dominicains, ont subi ou souffrent actuellement des menaces de mort. Dans ces moments, comment ne pas se rappeler que nous professons un Dieu qui s´est donné à connaître justement en libérant des
esclaves… ? Nous professons le Dieu de la libération qui est avant tout le Dieu de la compassion. « J´ai entendu les clameurs de mon peuple, et je suis descendu » dit le
Seigneur. Hier comme aujourd´hui.
Tous les droits et pour tous les hommes, en ces temps de
croissante inégalité, cette maxime héritée de Bartholomé de las Casas nous paraît exactement résumer en des termes d´une précision très actuelle la profusion de la promesse évangélique d´une vie
en abondance, et tracer l´itinéraire de résistance, dénonciation et annonce, qui doit être celui des disciples de Saint Dominique.
Dans notre combat pour éradiquer le travail esclave et, indissociablement, pour faire advenir une véritable réforme
agraire, espace propice à l´affirmation d´un autre modèle de développement rural, dans le respect des personnes, de la terre, de l´eau, nous prétendons mettre en œuvre toutes les ressources dont
la tradition dominicaine nous a gâtés : une vie fraternelle au milieu du peuple, l´écoute, la compassion, l´étude au-delà de ce qui se donne à voir, la dénonciation, l´annonce d´un
autre monde possible, la parole qui alimente l´espérance et qui se nourrit de l´évangile incarné dans l´aujourd´hui et le maintenant, la contemplation et la célébration des merveilles que Dieu
suscite en tous temps.
Au récent Congrès national de la CPT, réuni à Goias, aux côtés d´un millier d´agents de pastorale et de paysans,
Sadi et Adão, de Campos-Lindos, ont animé avec fierté un atelier présentant l´expérience de leurs communautés : derrière le jargon (sécurité alimentaire ; gestion de l´écosystème ;
système agro-florestal), ils ont su expliquer comment, chaque famille se faisant propagatrice de la bonne nouvelle, le projet commençait à essaimer de communauté en communauté,
expression d´un véritable mouvement de résistance et innovation ; ils ont montré les photos de la grande célébration des communautés (réunies en assemblée fondatrice de l´Association des
parents et élèves de l´école familiale rurale), les photos de l´école en construction, les photos des ruches, des pépinières communautaires, de la « maison des fruits » (où seront
traités les fruits natifs du terroir), et celles de la Romaria
La Romaria est une manifestation religieuse traditionnelle (un pèlerinage :
on va à Rome), en fidélité à une figure marquante de l´histoire religieuse des communautés. La Romaria da Terra Padre Josimo réunit chaque année des centaines de
pèlerins qui ont à cœur d´affirmer ainsi l´actualité de la vois prophétique du martyr Josimo – vivante dans les luttes et engagements qu´ils assument aujourd´hui .
où toutes ces victoires sont célébrées, dans la mémoire des martyrs qui nous précèdent. Leur manière à eux
d´affirmer la via campesina
La Via Campesina, littéralement Le Chemin Paysan, est le nom (en espagnol) d´une coordination internationale d´organisations paysannes « alternatives ».
vers un futur où, comme ils aiment à dire, l´agro ne se réduirait pas au pur négoce. Sadi et Adão
ne connaissent ni Paulo Freire, ni Joseph Lebret ni même Bartolomeu de las Casas, mais ils en vivent l´esprit, au quotidien : un travail constant de libération des sujets, un respect des
savoirs et des désirs, un accueil de la différence et du rêve, une indignation toujours en éveil, une culture de libération, une espérance qui bouge les montagnes ; c´est ainsi qu´ils ont
appris à travailler, depuis longtemps, avec leur communauté. Ils savent aussi que cela ne leur vaut pas que des amis…
Si tu peux voir, regarde. Si tu peux regarder, fais quelque chose !
Livre des Conseils, cité par José Saramago
Fr. Xavier Plassat, op,
Coordenação da Campanha da CPTcontra o trabalho escravo
Araguaína, Tocantins, Brésil