« Sache que la vie intérieure c'est une vie qui est intérieure... »
Vie du petit saint Placide, de la sœur Geneviève GALLOIS osb, 1954
Dans ce délicieux et profond traité de vie spirituelle en images (si vous ne l'avez pas encore lu précipitez-vous !), que la religieuse bénédictine,
authentique artiste, a dessiné pour une de ses sœurs nommée Placidia, elle consacre deux planches d'abord à « Comment le Petit Placide eut une vision extraordinaire. Il vit une
figure drapée de recueillement. Parlant, elle parla, et dit : "Sache, O Placide, que la Vie intérieure c'est une Vie qui est intérieure". Et elle disparut.»,puis « Comment le
Petit Placide courut avertir le Père Maître de la grande Révélation, qui allait bouleverser tous les monastères, et la chrétienté entière. Peut-être, faut-il aviser Notre Saint Père le
Pape ? ». À méditer.
On assiste, aujourd'hui, à un retour spectaculaire des dévotions et manifestations extérieures dans nos églises : processions, pèlerinages, cultes de saints locaux ou importés,
périples de reliques, etc. Cela est parfaitement respectable, et utile dans la mesure où ces rites peuvent nourrir la foi des fidèles. L'homme a besoin de rites pour exprimer ses convictions et
célébrer ce(ux) qui les incarne(nt), on le voit aussi bien dans le domaine religieux que… sportif ou politique. En outre, ces gestes collectifs ont la vertu de rappeler aux Chrétiens qu'ils ne
sont plus placés dans la perspective individualiste du « je n'ai qu'une âme à sauver », mais que, comme adhérents à la "communion des saints" confessée dans le
Symbole des apôtres, ils sont tous solidaires dans le salut de l'humanité.
Mais pour aider les fidèles à passer du rite à sa signification, c'est-à-dire un moyen de marcher vers Dieu, peut-être faudrait-il, conjointement, encourager tout
ce qui les amènerait à une vie plus "intérieure", plus propice à une rencontre personnelle avec Lui. Ce qu'on pourrait appeler, en termes nobles : la voie mystique. Elle a, au cours
des siècles, tout à la fois été encouragée par l'Église – pour qui la prière, la contemplation, l'adoration restent au cœur de la vie spirituelle des fidèles – et a souvent aussi paru un peu
suspecte. Il n'est que de relire la vie de mystiques pour constater les difficultés qu'ils ont pu avoir, à certains moments, avec les autorités ecclésiastiques, même les plus grands et les mieux
reconnus, comme Thérèse d'Avila, Ignace de Loyola, ou, plus humble mais plus proche de nous dans l'espace, Benoîte Rencurel, la bergère du Laus. Cette suspicion s'explique, car la "vie
intérieure" est intérieure, précisément, donc difficilement "contrôlable". Bien sûr, il est du devoir de l'Église d'empêcher le n'importe-quoi sous prétexte d'inspiration
divine ; et il est vrai qu'il n'est pas toujours évident de discerner l'expérience authentique d'une autosuggestion même la plus sincère (étant exclue, naturellement, toute forme
d'escroquerie) ; il n'est pas assuré de distinguer toujours l'enthousiasme (au sens étymologique de "transport en Dieu") d'une hallucination due à la folie.
Mais d'une part, rien ne dit qu'on ne puisse cumuler une pathologie mentale avec une authentique expérience mystique, voire la sainteté. Il y en a bien des
exemples, tels, au XVIIe siècle : le jésuite Jean-Joseph Surin, douloureux maître spirituel ayant sombré pendant une vingtaine d'années dans une dépression proche de la folie, ou
Louise du Néant, vraie malade mentale qui, une fois guérie, a aidé d'autres malades à mener une vie authentiquement chrétienne. D'ailleurs, bien des actes accomplis par des mystiques patentés
pourraient passer dans notre monde "désenchanté" pour des gestes fous (depuis Origène jusqu'à sainte Catherine de Sienne, et au delà…). N'oublions jamais que notre foi est « scandale
pour les Juifs et folie pour les païens » (1Corinthiens 1,23), païens d'hier ou païens d'aujourd'hui.
D'autre part, il n'est pas mauvais, quand on croit réellement en sa puissance, de laisser un peu de liberté à l'Esprit Saint… Il est délicat, pour ne pas dire
"indécent", de lui imposer des normes, des procédures d'interventions calibrées, des finalités déterminées : l'Esprit souffle où il veut et quand il veut. Catherine de Sienne (1347-1380),
citée plus haut, a pu, quoique simple tertiaire dominicaine, faire revenir à Rome le dernier pape français, Grégoire XI, pour préparer la fin du Grand Schisme d'Occident, alors que ni les princes
ni les cardinaux n'y étaient parvenus. N'opposons donc pas manifestations ecclésiales publiques et retraite de l'individu chrétien militant (le miles Christi d'Érasme). Une vie
intérieure intense n'est pas sans influence efficace sur la vie de l'Église. Tous les grands fondateurs (saint Dominique comme mère Teresa) ont toujours expliqué qu'ils puisaient leur énergie
dans la prière personnelle, le cœur à cœur avec leur Seigneur. Et Jésus lui-même ne se retirait-il pas chaque fois qu'il avait un acte important à poser et voulait consulter son Père, à commencer
par ses 40 jours au désert ?
Albert OLIVIER