Brésil, Brésil...
Essayez, racontez que vous partez en vacances au Brésil : des lueurs de convoitise s’allumeront dans les yeux de vos interlocuteurs. Viendra l’inévitable question sur la langue, on
vous demandera si vous parlez l’espagnol et il arrivera que votre interlocuteur se reprenne et vous dise : « Non ! Ce n’est pas l’espagnol, c’est le portugais qu’ils parlent là-bas, non ? »
Si, c’est le portugais.
Oui, les 188 millions de Brésiliens sont lusophones, unité linguistique, meilleur legs au Brésil de la colonisation portugaise (1500-1822).
Ce pays est un paradis pour les touristes et tous tombent sous le charme, qui tient autant à la beauté des plages et à l’exubérance de la végétation qu’à la gaieté des Brésiliens et à la
sensualité qui est partout : fruits tropicaux, dunes de sable, eaux tièdes de l’océan, étreintes et embrassades, beauté de corps dénudés qui paraissent s’offrir à ceux qui les côtoient.
Mais il y a, à côté de ce Brésil des touristes, celui du peuple brésilien, de ses 188 millions d’habitants. Celui-ci seul nous intéresse ici.
Ce Brésil est un pays continent, pays de l’immensité, de la démesure.
Ce Brésil qui paraît si familier est un pays pourtant très différent, étranger.
Enfin, c’est un pays de contrastes régionaux, sociaux ou raciaux rarement rencontrés ailleurs.
I - Un pays de la démesure
Avec plus de 8,5 millions de km², 15 fois la France, il est plus grand que les États- Unis sans l’Alaska. 4500 km du nord au sud et autant de l’est à l’ouest en
Amazonie. Il y a 4410 km de Rio à Manaus, en Amazonie, mais seulement 4100 de Paris à Bamako.
Il faut maintenir l’unité de ce territoire, y construire et entretenir des infrastructures de transport et de communications coûteuses. Ainsi, le réseau aérien intérieur du Brésil est le
2e du monde après celui des États-unis : Airbus ou Boeing modernes réunissent tous les jours entre elles les grandes villes de ce pays.
6° de latitude Nord, aux frontières de la Guyane, au Nord, 33° de latitude Sud à la frontière avec L’Uruguay au Sud, donc ; les climats les plus variés, équatorial, tropical aride, tropical
humide, tempéré au sud avec des chutes de neige et du froid l’hiver.
Pays-continent, c’est un Eldorado aux ressources apparemment inépuisables : les plus grandes réserves d’eau douce de la planète, des millions d’hectares de terres disponibles pour l’agriculture,
la plus grande forêt du monde, des gisements de fer, de bauxite, de pétrole. Les Brésiliens ont ainsi développé une agriculture exportatrice puissante et productive : pour le café, la canne à
sucre, la viande bovine, le soja, le jus d’orange, le Brésil est le premier exportateur mondial et le 1er ou le 2e producteur mondial.
Cette démesure du pays est un fait capital, proclamé d’ailleurs dans l’hymne national :
Brésil,
géant par ta propre nature,
tu es beau, tu es fort, colosse impavide.
Ton avenir reflète cette grandeur !
Nous nous y attendons lorsque d’Europe nous allons en Amérique, mais l’immensité nous surprend tout de même et c’est une des premières étrangetés de ce pays à la
fois si familier et si différent.
II - Un pays si familier et si étranger
… Si familier… oui…
La civilisation du Brésil apparaît d’abord européenne, fille de 3 siècles de colonisation portugaise. Les Brésiliens sont des
descendants d’immigrés européens, surtout Portugais, Italiens, mais aussi Allemands, Grecs, Espagnols…
C’est « le plus grand pays catholique du monde » : 75 % des Brésiliens se déclarent catholiques. Baptêmes, Communions, mariages à l’église, grandes fêtes de Noël ou Pâques rythment la vie des
fidèles.
La langue, le portugais, est une langue latine, ce qui détermine en grande partie la culture, latine, européenne. En outre, beaucoup de Brésiliens ont des références culturelles françaises.
Le Brésil, pays fédéral, est depuis 1985 une démocratie parlementaire où les élections sont libres et secrètes. Les libertés fondamentales constitutives de la démocratie sont respectées au moins
aussi bien au Brésil qu’elles le sont dans d’autres pays d’Europe : Il y a séparation des pouvoirs et indépendance de la Justice. Le Brésil est un état de droit et d’un droit inspiré du Droit
romain.
Finalement, les Brésiliens seraient-ils comme nous des Européens mais fortement métissés, américanisés, plus latins que germaniques ? Détrompez-vous, ce n’est qu’apparence. Le Brésil, en 500 ans,
a élaboré une « civilisation » proprement brésilienne différente de la civilisation européenne.
… Mais si étranger…
Descendants d’immigrants venus d’Europe ? Oui ; mais dès 1500 les Européens, portugais, se sont mélangés avec les Indiens pour former des métis. Et très
vite les colons ont importé des millions de noirs africains, esclaves, avec lesquels il y a eu aussi de nombreux métissages. Plus de cinq siècles de métissage ; aussi la majorité des brésiliens
ont-ils du sang indien ou noir dans les veines. Ce métissage a créé un peuple nouveau fruit des 3 origines mêlées, africaine, indienne et européenne ; et se sont ajoutés aux 19e et
20e siècles des Orientaux (Libanais, Syriens) et des Japonais. Ce métissage a façonné une culture spécifique de ce peuple, a structuré des modes de pensée, un système de valeurs, des
comportements, des goûts esthétiques, des rapports sociaux différents des nôtres. Vous croyez avoir affaire à un Européen ; détrompez-vous, c’est un Brésilien et sa gestuelle, ses paroles, tout
son dit et son non-dit, ses schèmes mentaux, sont d’un Brésilien de ce pays de l’hémisphère Sud, en Amérique et ne sont pas ceux d’un familier.
Catholique, le Brésil ? Oui, l’Église y est active, dynamique. Nombreuses sont les « communautés ecclésiales de base » organisées en foyers d’ardente solidarité horizontale et de «
conscientisation » de la population. D’elles est sorti le noyau militant qui a créé et développé le Parti des Travailleurs, au pouvoir avec le Président Lula depuis 2002. Le Mouvement des
Travailleurs Sans Terre, qui se bat depuis des années pour une réforme agraire en faveur des paysans pauvres, est animé lui aussi le plus souvent par ces femmes et hommes issus de ces communautés
de base. Enfin, s’il y a une diminution rapide de la pratique religieuse, beaucoup d’églises sont encore pleines au Brésil et pas seulement de femmes et de personnes âgées. Mais la religion
catholique y est souvent fortement marquée de pratiques et de croyances surannées, plus superstitieuses que spirituelles. On invoquera les Saints ou la Vierge Marie, on priera dans l’espoir de
réussir un concours ou de trouver un mari ou un emploi. On a souvent l’impression d’une religiosité plus aliénante que libératrice. Cela ne veut pas dire, bien sûr qu’il n’y aurait pas une foi et
une vie spirituelle authentiques chez beaucoup de fidèles.
Et puis, catholiques vraiment ? Ils le déclarent, mais derrière cette façade, de nombreux brésiliens de tous les milieux sont adeptes de cultes d’origine africaine qui ont mêlé, dans un
syncrétisme particulier, des croyances ou des pratiques animistes, païennes et chrétiennes. Dans ce pays « catholique », la fête de la nuit du 31 décembre, est plus importante que celle de Noël
et les brésiliens par millions vont sur la plage jeter des fleurs à Yemanja déesse africaine de la mer ! Le spiritisme moderne d’Allan Kardec a beaucoup d’adeptes qui ne voient aucune
contradiction entre leur catholicisme affiché et leurs croyances spiritistes
Et il y a le foisonnement de nombreuses églises chrétiennes, moralistes, fondamentalistes, qui ouvrent tous les jours de nouveaux temples gigantesques, qui ont leurs journaux, leurs radios, leurs
élus politiques. 20 ou 25 % des Brésiliens sont aujourd’hui adeptes de ces églises « évangéliques » ou pentecôtistes. Autant de personnes qui vont attendre la solution des problèmes qui les
accablent dans je ne sais quelle cérémonie ou intervention divine : aliénation religieuse, démobilisatrice.
Non, le Brésil n’est pas l’Europe, et le Brésilien pas un Européen.
De toute façon, les contrastes sont tels dans ce pays qu’ils sont insupportables à un européen tandis qu’ils semblent très bien supportés par les brésiliens eux-mêmes, y compris par certains de
ceux qui les subissent le plus.
III - Pays de contrastes
Un géant économique, un des premiers exportateurs mondiaux, une diplomatie qui réclame un siège de membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies, un pays qui
produit et vend des avions dans le monde entier, des universités de haut niveau, une entreprise pétrolière, la Petrobras, qui fait partie des majors, et pourtant le Brésil appartient au Sud
pauvre de la planète et les brésiliens eux-mêmes parlent avec envie du « premier monde », le Nord riche et développé. Ils se posent en champion du Sud, critiquent violement le système mais de
nombreux secteurs vitaux de leur économie sont aux mains d’entreprises occidentales, si bien qu’une rupture avec ce monde entraînerait l’effondrement brutal du pays. Cela explique que Lula,
candidat d’un parti des Travailleurs fortement anticapitaliste, ait, une fois élu président, été suffisamment bien conseillé pour continuer peu ou prou la politique de son prédécesseur, sans
rupture avec le système mondial dominant. Une contradiction parmi d’autres, nombreuses…
Des contrastes sociaux brutaux…
Les contrastes sociaux
et raciaux sont tels que le Brésil est le grand pays du monde de loin le plus inégalitaire. Ne multiplions pas les chiffres, mais tout de même, un minimum.
40 % des Brésiliens sont considérés comme « vulnérables » à la faim – soit 72 millions – et 7,7 % de la population souffrent de faim ou de malnutrition grave, soit 14 millions !
En 2005, les 10% les plus riches perçoivent 45 % de la richesse nationale tandis que les 10 % les plus pauvres n’en reçoivent que… 1,1 % ! Cela signifie, remarquez, que les 10 % les plus riches
reçoivent en moyenne 40 fois ce que reçoivent les 10 % les plus pauvres !
Il suffit. Rien de plus choquant que cette inégalité qui atteint surtout les travailleurs manuels, ceux qui exécutent les tâches quotidiennes les plus pénibles. Et ils sont des millions et des
millions à vivre dans des bidonvilles, les fameuses favelas. Une amie brésilienne regardant en France les petites cahutes que les gens construisent dans leur jardin pour y entreposer leurs
outils, croyaient que c’étaient des « favelas », puisque chez elle, n’est-ce pas…
… Doublés de contrastes raciaux…
Et au bas de l’échelle sociale, ce sont les noirs, descendants des esclaves, tandis qu’en haut, (revenus, diplômes, pouvoir) ce sont les blancs. C’est simple : au Brésil plus on monte vers le
pouvoir ou la richesse, plus il y a de blancs et moins on a de sang noir. Résultat d’un esclavage de trois siècles qui n’a été supprimé qu’en 1888. On l’a aboli juridiquement mais la loi ne l’a
pas extirpé des mentalités. L’état d’esprit esclavagiste imprègne encore la population de ce pays. Le Brésil est un pays raciste, d’un racisme sans ségrégation avouée, un racisme « cordial » !
Mais derrière la cordialité…
Toutes les données officielles le confirment, dans tous les domaines : les noirs ont toujours la situation la pire ! Limitons-nous à ceci : le taux d’analphabétisme des noirs est de 22 % et celui
des blancs de 8 % ; l’espérance de vie des noirs est de 6 ans inférieure à celle des blancs. En 2001, il y avait à Brasilia 25 députés noirs sur 513 et 2 sénateurs sur 81 !
… Et de puissants contrastes régionaux…
La population est extrêmement mal répartie : Sur 50 % du territoire, nord et centre-ouest, ne vivent que 15 % des habitants (régions pionnières encore vides) et sur 18 % au sud et au Sudeste
vivent 54 % (les régions riches).
Richesse et pouvoir sont au sud et au Sudeste, pauvreté et assujettissement au nord et au Nordeste.
Au Nordeste, les gens qui souffrent de la faim représentent 14 % de la population et seulement 4 % au Sudeste.
Au Nordeste, les enfants de 5 à 14 ans qui travaillent sont 16 % de la tranche d’âge alors qu’ils ne sont que 9 % au Sudeste. .
Le Sudeste et le sud à eux seuls produisent plus des 2/3 des richesses du pays. Les autres régions sont des périphéries sous-développées parsemées d’îlots de modernité et de richesse.
… Et pour conclure…
Le Brésil n’est donc pas seulement ce paradis des touristes, pays de la chaleur humaine, du mélange harmonieux des races et des couleurs, de l’homme cordial. Mais, complexité des choses humaines,
il l’est aussi !
En fait oui, le Brésil est aussi le pays d’une société festive, musicienne, sensuelle, ardente à jouir de la vie, fortement inégalitaire mais capable « d’un art de vivre ensemble » proprement
brésilien qui transcende classes et races.
Ce qui fait le meilleur de ce peuple ? La fusion, le mélange, la proximité des races et des milieux sociaux, ce « savoir-vivre ensemble » malgré ces inégalités et injustices sociales et raciales
choquantes. Il y a une façon toute brésilienne de jouir sensuellement des paysages, des plages de sable fin, des eaux tièdes de l’océan, des fruits délicieux et abondants, quelles que soient la
couleur de la peau ou l’épaisseur du portefeuille, d’en jouir voluptueusement de la même façon ! De se sentir ainsi côte à côte, tous Brésiliens.
Le Brésil futur grand du 21e siècle ? Je ne crois pas. La société brésilienne n’est pas avide de conquérir richesse et puissance. Et il y a trop d’inégalités et d’aliénation
religieuse, d’archaïsmes sociaux et mentaux pour permettre un développement rapide. Le Brésil n’est ni conquérant ni impérialiste.
Les Brésiliens, ces Américains du Sud, fiers de l’être, ne seront sans doute pas les gagnants d’une compétition mondiale qui n’est certes pas leur priorité.
Après tout, si ce n’était cette misère intolérable, ce racisme, ces relents d’esclavagisme, ne vaudrait-il pas mieux que le Brésil demeurât… le Brésil ?
1 - Je suis allé plus de 10 fois au Brésil depuis 1989 et souvent 7 ou 8 semaines. J’y ai vécu un an entre 2002 et 2003. Je viens de passer près de 3 mois à Brasilia en 2005 / 2006. Je suis allé
dans presque toutes les régions et les principales métropoles du pays. J’ai appris le portugais pour pouvoir communiquer avec les habitants et satisfaire un de mes vices : lire, étudier, essayer
de comprendre la société où je mets les pieds.
2 - Toutes les données statistiques sont prises soit sur le site Internet de l’IBGE, l’INSEE brésilien, soit dans le livre d’Alain Rouquié, Le Brésil du XXIe siècle, publié chez Fayard
en août 2006.