Il ne s’agit plus de posséder, mais de recevoir
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Banalité, Altérité, Universalité, du même auteur
et Non, ma fille, tu n'iras pas danser, de Jacques Lefur,
auquel l'auteur répond ici .
Quelques lignes, en forme de méditation, pour prolonger l’analyse de Jacques Lefur à propos du film « Non ma fille tu n’iras pas danser ». Je reviens sur un point particulier souligné par lui : « l’enfermement en soi, le désir absolu de se trouver soi-même sans aucune contrainte (…) l’incapacité à toute relation vraie » qui l’amène à conclure que la difficulté centrale de la modernité concerne « la capacité à devenir soi-même, sans rejeter la culpabilité sur d’autres que soi ».
Certes, cette difficulté est centrale, dans le film et dans la modernité. J’ajouterais « dans tous les temps, à des degrés divers ». Honoré, comme Bergman, laisse son regard flotter sur la surface de cette description. Je propose, au-delà de cette surface, de porter le regard au plus profond de notre personne.
Nous ne prenons conscience de notre personne que dans une relation avec l’autre, présent ou évoqué. Une quête strictement individuelle de soi-même, par soi-même, nous enferme dans la névrose ou dans le mythe de Narcisse face à son image insaisissable. C’est vrai pour l’enfant, chantier d’un homme en construction. Vrai pour le Dieu chrétien, ce Dieu trinitaire qui est Vie et Relation (pas seulement l’Être, comme dans les sagesses et religions orientales).
Mais la rencontre de la finitude, la nôtre propre et de celle des autres, s’oppose à notre désir infini d’une possession, immédiate sans contrainte et totale, de notre propre soi. Cet écartèlement conduira le personnage principal du film à s’enfermer dans une individualité qui se fige et s’autodétruit.
Au IVe siècle, le jeune Augustin, au cours d’errements passionnés, s’était aussi livré avec passion à la recherche de lui-même, recherche qui, dans la foulée, se poursuivait vers l’autre, pour déboucher ensuite vers l’Autre. Cet Autre, caché et cependant transcendant (cf. le dossier de G&S sur la conversion). Cet acharnement le conduira à se dégager de la surface changeante et divisée de sa personne, pour la dépasser. Au terme d’une évolution, aride et difficile mais libre, il découvrira, tout au fond de cette condition humaine, l’existence de son être personnel intime. Devant l’Autre – Source suprême – désormais, il se considère à l’étroit dans l’enveloppe de son ancienne personne et commencera à se reconnaître sous la nouvelle face qui se dessine. Dans cette même lumière, il se reconnaîtra également devant tous les autres, à travers les relations, riches et multiples, qu’il entretenait autour de lui. Dès lors, renonçant à sa dépouille trompeuse, il peut s’engager davantage encore dans ce cheminement vers un univers accordé. Ce renoncement à une possession immédiate et illusoire, le libère. Il ne s’agit plus de posséder, mais de recevoir : recevoir, en don gratuit, une parcelle de divinité, offerte en germe à chacun de nous. Si la première démarche conduit à un recourbement sur elle même, sur un soi inassouvi, la seconde s’ouvre sur un ailleurs, intime et lointain, et s’épanouit dans un chant d’action de grâce.
Bien sûr, nous ne sommes pas tous appelés à devenir un grand mystique comme Augustin, un grand philosophe comme Pascal ou, pas davantage, un grand peintre comme Renoir… Mais chacun, créé à l’image de Dieu, détient une parcelle potentielle de divinité, offerte gratuitement. Ce potentiel, selon notre degré de libre acceptation, pourrait plus ou moins se développer, accompagné par le soutien indispensable de la grâce.
On oublie que l’homme, à la différence des autres êtres vivants, n’est pas créé fini, entièrement programmé. Sa construction (au cours de l’histoire individuelle, comme collective), dépend pour une large part de sa libre participation. Là, s’arrête notre analyse, car les questions soulevées dépassent notre entendement, aujourd’hui…
Francine Bouichou-Orsini