Toute économie est politique
Lorsque des sociétés connaissent des crises majeures, la nécessité s’impose d’analyser les questions de fond avant d’imaginer de nouveaux dispositifs ingénieux susceptibles d’y répondre. La façon de poser une question est déjà une interprétation de la situation et limite le nombre de réponses possibles. Il convient donc à la fois d’interroger les questions et d’analyser quelles réalités recouvrent les mots usés que nous ne cessons d’utiliser.
Aussi ne peut-on que se réjouir de la mise en place, par le gouvernement français, d’une commission « sur la mesure de la performance économique et du progrès social » présidée par l’Américain Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie. En novembre 1999, il avait démissionné de son poste d’économiste en chef et de vice-président de la Banque Mondiale en déclarant : « Plutôt que d’être muselé, j’ai préféré partir ». Dans son ouvrage, La grande désillusion 1, publié en 2002, il dénonçait déjà une mondialisation qui impose une vision particulière de l’économie qu’il appelle « le fanatisme du marché ». Loin de se comporter en régulateur de l’économie mondiale, les institutions financières internationales n’ont cessé d’imposer à la planète le culte de l’idéologie du tout marché. De son expérience à un poste éminent dans l’une de ces institutions, il dresse un constat amer : « Au Fonds monétaire international, écrit-il, la prise de décision était fondée, semblait-il, par un curieux mélange d’idéologie et de mauvaise économie, un dogme qui parfois dissimulait à peine les intérêts privés. Quand les crises frappaient, le FMI prescrivait des solutions certes « standard » mais archaïques et inadaptées, sans tenir compte des effets qu’elles auraient sur les habitants des pays auxquels on disait de les appliquer. J’ai rarement vu réaliser des études prévisionnelles de leur impact sur la pauvreté. J’ai rarement vu des débats et des analyses réfléchies sur les effets d’autres orientations possibles. Il y avait une ordonnance et une seule. Le débat franc et ouvert était découragé. L’idéologie guidait la prescription » 2. Avec de tels pilotes de la finance internationale, il ne faut pas s’étonner de l’ampleur de la crise actuelle !
Le rapport de cette commission, à la rédaction duquel ont contribué Amartya Sen, Indien prix Nobel d’économie, et le Français Jean-Paul Fitoussi, Président de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), propose douze recommandations pour modifier ou compléter les statistiques internationales. Parmi ces recommandations on peut lire ceci : « Accorder plus d’importance à la répartition des revenus, élargir les indicateurs aux activités non-marchandes, évaluer de manière exhaustive les inégalités, réaliser des enquêtes pour comprendre comment les évolutions dans un domaine de la qualité de la vie affectent les autres domaines, intégrer dans les enquêtes des questions visant à connaître l’évaluation que chacun fait de sa vie, de ses expériences et de ses priorités ».
C’est pourquoi la commission Stiglitz remet en cause le Produit National Brut (PNB) comme unique indicateur de la richesse. En effet, ne prendre en compte que les échanges monétarisés, en oubliant l’autoproduction, le bénévolat ou le troc conduit à ne plus voir la réalité du fonctionnement des sociétés.
Si ces perspectives, reprises par le Président de la République, dépassent les effets d’annonce, elles conduiront à replacer l’économie au cœur des échanges humains, au lieu d’en faire une annexe des modèles mathématiques dont les résultats ne se mesurent que dans les seuls termes monétaires. Ce sera alors tout simplement se rappeler que toute économie est « politique ».
Bernard Ginisty
Chronique diffusée sur RCF Saône & Loire
1 – Joseph E. Stiglitz : La grande désillusion Editions Fayard, 2003
2 - Id. Page 22