Dieu fait la part belle aux pauvres… et nous ?
Je vous le dis en vérité : un riche entrera difficilement dans le Royaume des cieux.
Il est plus facile à un chameau de passer par le trou de l’aiguille1
qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu.
(Matthieu 19,23-24)
La lecture des textes bibliques est sans conteste. Le Dieu de la Bible fait la part belle aux pauvres. La part belle, façon de parler ! À vrai dire, dans ce monde créé par Dieu, et continué chaque jour par chacun des êtres de vie, la Bible indique que toute l’attention des hommes doit se porter sur autrui.
Préfigurant le Christ, Isaïe, déjà, proclame : (Le Seigneur) m’a envoyé porter la Nouvelle aux pauvres, panser les cœurs meurtris, annoncer aux captifs la libération et aux prisonniers la délivrance. (Isaïe 61,1)
Les Évangiles ne parlent que de cela : aux pauvres est le royaume des cieux, eux, les malades, les assoiffés, les courbés, les humiliés, les délaissés, « les pauvres en esprit », c'est-à-dire en souffle de vie, ceux que de façon injurieuse on appellerait les « ratés ».
Pourtant, Jésus ne fait pas de la consolation à bon compte : dans les Béatitudes, chacun sait que l’injonction « heureux !» doit en fait être traduite par « debout et en avant ! » : une fois relevés par sa parole vivifiante, il les envoie, eux aussi, continuer la création et construire le monde de Dieu. Une façon non de consoler, mais de remettre debout.
Être pauvre, serait-ce donc la façon d’être sauvé ? Serait-ce le signe de la bénédiction de Dieu ? L’Église l’a fait croire longtemps : le bonheur n’est pas de ce monde… sous-entendu : il est pour plus tard, dans un « après la vie » qu’on peut toujours espérer et que personne ne contredira. D’ailleurs, en Matthieu 25, 31-40, Jésus se présente clairement comme le pauvre : toutes les fois que vous avez fait ces choses (donner à manger, abreuver, soigner), c’est à moi que vous les avez faites. Jésus ne dit pas « c’est comme si vous me les aviez faites », mais bien « c’est à moi » : Jésus EST le pauvre ; en outre l’incarnation est éternelle, c'est-à-dire ni passée ni future, mais présente ; Jésus est bien LE pauvre que nous rencontrons aujourd’hui : cela donne à réfléchir… Être pauvre serait ainsi la façon d’être au plus près de Jésus.
Mais alors, être riche est-ce une condamnation d’emblée ? Sommes-nous coupables de ce qui nous a été donné en naissant ? de notre héritage social et culturel ?
Les idolâtres font de l’argent leur Dieu, comme le veau d’or remplaçant l’Unique quand Moïse redescend du Sinaï.
Matthieu nous dit que l’homme ne peut servir deux maîtres à la fois, Dieu et l’argent… Qu’est-ce à dire ? Quelle organisation sociale pourrait se passer de l’argent… pour l’échange. C’est plus pratique que le troc… et tous ne peuvent pas survivre de l’aumône… encore pourrait-on ajouter que pour recevoir l’aumône, il faut que certains soient en mesure de la faire… Alors, on s’est arrangé… Sur ce sujet, les églises chrétiennes ne sont pas plus en cause que les autres.
- Chez les juifs, la tsedaka oblige les riches à donner à un pauvre ce dont il a besoin (et non ce qu’il nous plaît de lui donner). Une codification est en place pour le montant du don et la qualité du don (donner à regret, donner après ou avant la demande, donner sans dire qu’on donne, etc.). Donner est mis sur le même plan que la Torah et le culte divin.
- Chez les musulmans, chacun sait que l’aumône fait partie des cinq obligations de l’Islam. Dieu donne l’argent aux riches avec la responsabilité de le gérer et d’en donner une part aux pauvres.
- Les protestants considèrent que la situation matérielle est partie prenante de la grâce offerte par Dieu. Ce qui est méprisable, c’est l’argent égoïste, c’est une vie de luxe qui utilise l’argent pour le superflu. L’argent gagné est une bénédiction du travail accompli, qui ne remet pas en cause la nécessaire austérité. L’argent « en plus » doit être investi dans l’économie et le capitalisme sauvage (l’argent qui rapporte) est condamné : l’argent doit être le fruit du travail. Du coup, l’argent est « propre » ; on ne se cache pas d’être riche. De ce fait, le don est considéré comme une part intégrale de la foi : il est non seulement conseillé, mais des règles précises sont établies sur son montant : tout manquement à ce devoir est considéré comme une hérésie.
- Chez les catholiques, la toute puissante Église ne semble pas condamner ni l’argent ni ses déviations : l’occident chrétien catholique reflète une richesse matérielle, immobilière et mobilière que la hiérarchie explique par les nécessaires prestige et somptuosité qui conviennent à notre Seigneur et Maître.2
Bien sûr, elle engage ses membres à une conduite exemplaire, et affiche l’Option Préférentielle pour les Pauvres.
Que faire des richesses, celles des Églises ou celles des particuliers ? S’en défaire au profit des pauvres ? Là encore une bonne gestion permet sans doute au contraire de faire « durer le capital ». Et à plus de pauvres d’en profiter longtemps.
Pour suivre l’Évangile, pourquoi ne pas imaginer un monde où les riches soient moins riches et les pauvres moins pauvres ?
Pourquoi ne pas tenter une autre répartition des richesses ? La doctrine sociale de l’Église a su l’impulser, depuis deux siècles, en favorisant l’émergence d’idées comme la Sécurité Sociale, la retraite, les impôts, les services publics …
Même Benoît XVI a affirmé, en Amérique du Sud en 2007, que (pour tenter de contribuer à la solution des problèmes urgents sociaux et politiques), « il est inévitable d’évoquer le problème des structures, surtout de celles qui créent l’injustice. En réalité, les structures justes sont une condition sans laquelle un ordre juste dans la société n’est pas possible. »
Mais qui est capable de l’entendre ? Don Helder Camara (archevêque de Recife, leader de la théologie de la libération) ne racontait-il pas que quand dans ses homélies il demandait de l’argent pour les pauvres, on le traitait de saint ; mais s’il disait qu’il fallait changer l’organisation pour diminuer la pauvreté, on le traitait de communiste…
Il y a, à coup sûr, un espace pour l’action des chrétiens : dans une société laïque, l’Église ne peut imposer une doctrine. Mais ceux qui la portent, les chrétiens, peuvent-doivent, par leurs engagements, et d’abord par leur vote, impulser des idées, des solutions que leur dicte la volonté de partage. Les États nous font croire que le libéralisme et le capitalisme sont inéluctables. Et font semblant de condamner ses dévoiements. Mais c’est l’inverse qui s’organise : une économie de plus en plus entre des mains privées, soucieuses d’abord de profits privés. On préfère licencier plutôt que diminuer les profits des actionnaires.
Ne doit-on pas restituer, comme Zachée, ce qu’une organisation injuste a indûment pris ? Dans l’économie de marché, les biens sont plus importants que les personnes. Or, la dignité des enfants de Dieu, créés à son image et pour lesquels Jésus a donné sa vie, est primordiale et donc prioritaire. Les Chrétiens doivent alors s’attacher à ce que les institutions contribuent au développement de la personne et non à son aliénation.
Il ya des mots pour guider nos choix d’organisation : la solidarité, la fraternité, l’éthique, la justice, le respect.
Dieu a confié l’Histoire aux hommes ; les chrétiens plus que tous doivent relever ce défi en dépassant la volonté de puissance et en regardant les autres. Chaque chrétien est le prochain du pauvre. Et nous avons des comptes à rendre. Dès aujourd’hui.
Sans oublier cette parole d’Érasme (1516) : la mort est la même pour tous, pour les mendiants comme pour les rois ; mais après la mort, le jugement n’est pas le même pour tous, car pour personne il ne sera aussi sévère qu’envers les puissants de ce monde.
1 - Le trou de l’aiguille est un endroit dans l’enceinte de Jérusalem, où, pour faire passer un chameau, il fallait le dépouiller de tout son chargement…
2 - On a du mal à comprendre. Ce Seigneur et Maître est celui du lavement des pieds, celui de la Croix, en un mot : celui de l’Incarnation. Certes, le respect et surtout l’amour justifient sans doute que la commémoration de la mort et de la résurrection du Christ- Dieu se déroule dans la beauté, car c’est un grand repas de fête. Mais pas dans l’étalage de richesse. La papauté et les hiérarques ont-ils besoin de vivre au quotidien dans une surabondance qui déroute les détracteurs et même les membres de l’Église ? (On a supprimé la tiare à 3 couronnes, la chaise à porteurs… mais on vient pourtant de reprendre les dorures et les dentelles à foison).