Du bon usage des pauvres (partie 4)

Publié le par G&S

La fabrication de l’impuissance

La richesse se fabrique, comme la pauvreté. L’une et l’autre, l’une par l’autre, le plus légalement du monde. Et il y a tellement de manières… que riches et pauvres connaissent bien, mais qui obéissent toutes à un même mécanisme, celui des vases communicants. On a vu, plutôt entrevu, l’État social, qui par effet de levier, négocie soit que les riches sont plus nombreux à proportion inverse du nombre des pauvres, soit qu’ils sont plus riches à mesure que les pauvres sont plus pauvres, soit les deux. 1 Et pour ne pas rester abscons, évoquons par le bout de la lorgnette, quelques procédés, parfaitement légaux pour devenir pauvre et le rester.

 

En ce petit matin du 12 novembre 2007, à Marseille, un quarantaine de salariés se rendent au boulot. Ils sont employés par la Société Adoma, (ex Sonacotra) qui dessert le nettoyage de la trentaine de foyers marseillais de la boite. La plupart sont en CDI et certains depuis plus de vingt ans. Mais voila, ce matin là, la boite est fermée, les badges d’accès désactivés. Bref, ces quarante salariés sont virés. Circulez, il n’y a plus rien à voir. Va s’ensuivre une longue épopée tragique et qui dure encore, pour eux surtout, parce que vivre sans salaire c’est tragique. Que s’est-il passé ? Je résume.

 

Adoma, entreprise détenue à 57% par l’État, a simplement vendu, après bien d’autres tentatives de ventes trop gourmandes, le marché à deux régies (Régie Nord Littoral et Régie Service 13) et a mis ses salariés sur la paille, les régies n’étant pas tenues de les reprendre. On peut tout vendre, bien sûr, et surtout vendre à bon prix  grâce à la loi. La convention collective nationale des entreprises de propreté 2, dont relève Adoma, prévoit dans son annexe 7 (loi de 1990, reprise en 1994), que les salariés affectés à un chantier donné sont « transférés » au nouveau prestataire (l’entrant)lorsque le précédent (le sortant) perd le marché avec continuité du contrat dans la nouvelle entreprise, maintient de la rémunération mensuelle brute et du volume horaire effectué sur le marché repris. Bref l’entreprise peut passer, mais les salariés doivent rester, d’autant plus que dans ce cas précis, Adoma reste le donneur d’ordre ! Mais les Régies ne sont pas soumises à cette convention puisque leur statut de loi 1901 ne les y obligent pas et leur mission de réinsertion les destine à générer des emplois en priorité sur leur quartier d’insertion et les populations les plus en difficultés (loi 2004 de modernisation sociale). Ces régies ont donc embauché pour leur compte. Mais grâce soit rendu à l’État Social et à son législateur : les salariés employés par les régies sont rémunérés entre 500 et 700 euros par mois, tarif RSA, dont les Bouches du Rhône ont été l’un des bons élèves lors de l’essayage, pour effectuer le même travail à l’identique que les salariés d’Adoma, en CDI payés entre 1200 et 1660 euros par mois. Et le tout au nom de la merveilleuse insertion, nouvelle formule statutaire dans le marché de la solidarité annoncée et favorisée comme une promesse de miracle par M. Hirsch dès 2007. On devine sans peine l’intérêt pour les entreprises, de l’extension de leur propre entreprise d’insertion, sorte de délocalisation intra muros. Bien que plusieurs jugements de justice et de Prud’hommes aient donné raison aux salariés d’Adoma contre Adoma et les régies, les obligeant notamment à les réintégrer, en septembre 2008 la cour d’appel casse ces antécédents et, tout en admettant que le contrat de travail n’a pas été rompu, estime que des salariés non payés depuis dix mois ne représentent pas « un trouble manifestement illicite ». Depuis, la partie de billard entre Adoma, Régies, tribunaux continuent, à l’aune du grand mutisme de l’État, des responsabilités territoriales aussi, pourtant saisis de l’affaire. Quant aux salariés d’Adoma, dont sept ont déclaré forfait, et s’en remettent aux longues procédures des Prud’hommes, les autres, pères et mères de familles, vivent de petits boulots temporaires, quelques uns de prêt d’honneur de 800 euros des Assedic, qu’il leur faudra rembourser, ou bien sont orienté vers le RSA. C’est qu’il faut choisir, entre chômage, endettement, dépression, RSA. Et, pour qui doit remplir les six pages d’un dossier de RSA, ce n’est pas facile de choisir ; parce qu’on peut se voir exclu de ces dispositifs du simple fait que l’on a « la chance » d’avoir dans sa famille proche quelqu’un qui travail ; parce que le bénéficiaire du RSA se voit supprimer les autres aides (notamment la CMU puisque le RSA dépasse le seuil) ; parce que l’engorgement des dossiers dans les CAF par insuffisance de moyens  retarde leur traitement, ce qui vous enfonce un peu plus chaque jour la tête sous l’eau ; et parce que « l’accompagnement particulier » ou « suivi social » vous oblige à régler tous les problèmes sociaux (logement, santé, garde d’enfants) avant de bénéficier d’une réorientation vers l’emploi. Le rapport du Conseil d’Analyses Économiques de Juillet 2008 sur le RSA titrait : « Salaire minimum et bas revenus : comment concilier justice sociale et efficacité économique ? » et introduisait son étude par cette grande révélation : « L’un des principaux facteurs de pauvreté est l’absence de qualification : en conséquence l’un des axes de lutte contre la pauvreté consiste bien entendu à former les personnes sans qualification. » 3

 

Dont acte. On peut toujours penser que l’activisme public renforce la fainéantise naturelle des pauvres, que l’État social est le premier pourvoyeur de la désincitation au travail et qu’il faut donc réinciter au travail à grand renfort de primes, de minima sociaux, de chasse aux paresseux, aux faux malades et autres dispositifs affables. Le laminage idéologique est tel que la pensée commune s’est résignée, « valeur travail » oblige plus que la valeur du travail, à l’idée qu’il vaut mieux être travailleur pauvre que sans emploi, l’acédie ou paresse restant décidemment la mère de tous les vices : « sans renoncer au devoir ordinaire d’assistance, la collectivité se propose d’aider les plus pauvres à s’aider eux-mêmes par le travail, le changement d’attitude supposant de leur part un arbitrage réfléchi (!) qu’elle facilitera en remplaçant des allocations décousues par une allocation unique et simple dont les intéressés comprendront tous les effets. » 4 On connait la facture de cette vulgate qui vise toujours à faire du pauvre le responsable de sa pauvreté et dont on a vu l’enjeu politique et économique. Elle rappelle furieusement l’affirmation de P. Rosanvallon (supra) : « l’exercice des droits devient indissociable d’une appréciation des comportements ». Mais il faut en saisir ici une nouvelle dimension : externaliser toujours davantage le paiement du revenu de là où se crée la richesse d’une part et d’autre part indemniser à moindre frais sa production en la rendant toujours plus flexible par la précarisation du travail, du droit, de la société, le tout subventionné par la protection sociale elle-même. Il faut que tout devienne une liquidité.  L’histoire d’Adoma, une parmi des centaines d’autres, et à sa suite celle d’une protection sociale ainsi conçue oblige donc à se demander avec lucidité comment, c'est-à-dire par quels leviers pratiques et légaux, le système dominant, quoi qu’il en dise, fait régresser légalement le droit de la personne et ne peut que fabriquer son impuissance en jouant des mécanismes concurrentiels mis à sa disposition. Le rôle de l’État est alors de construire des infrastructures légales et sociales qui rendront possible l’accumulation, la concurrence étant ainsi sa meilleure protection (oh le vilain mot !). On savait « qu’il ne faut pas tout attendre de l’État » 5, maintenant nous sommes priés de comprendre que l’État ne peut rien faire contre la bête qu’il a enfantée et installée lui-même par ses choix dans le jeu social et au-dessus de lui. L’aveu d’impuissance, qui est aussi celui de sa fabrication, l’habituel « c’est comme ça », est allé de haut en bas pour constituer au final l’unique consensus politique qui lie ceux qui subissent à ceux qui font subir. La boucle est bouclée.

 

Petite proposition, molle et présentable, sous forme de question pratique : pourquoi dans les centres de décision des agents économiques, entreprises, banques et institutions financières, Santé, Emploi, Protection Sociale etc. n’y associerait-on pas autrement que de façon participative, de dialogue social, de partenariat, mais de façon décisive, celles et ceux qui font fonctionner l’économie, au lieu de les y associer une fois que les décisions sont prise ?

 

La pauvreté n’est pas un concept. Elle ne s’appréhende pas, je crois, dans les livres, fussent-ils les Evangiles. Ni même, en dehors de son cadre géopolitique, en l’occurrence l’Europe et ses rapports aux autres. Elle ne doit pas être posée en terme de solidarité, sauf à l’entendre comme droit, lois, argent, financement, dignité, statut, politique commune et politique tout court. Mais aussi la lucidité à l’égard du système qui la produit. Je crois que les choses scandaleuses sont multiformes et qu’elles appellent la fraternité évangélique multiforme bien sûr, mais aussi, ou à cause d’elle, le courage de déchirer la fatalité qui condamne toujours les uns à subir et les autres à punir, au nom d’une histoire et de sa mystification. Sa vie et sa mort ont-ils fait autre chose que ruiner ces constructions de marbre et de fer : « Or, Jésus poussant de nouveau un grand cri, rendit l’esprit. Et voila que le voile du sanctuaire se déchira en deux, du haut en bas, la terre trembla, les rochers se fendirent, les tombeaux s’ouvrirent » (Mt. 27, 50) Dans cette attitude, je ne peux accepter l’évidence, assénée de toutes parts, qu’un système qui a provoqué deux guerres mondiales, des crises à répétition, le chômage de masse, des famines endémiques, des errances migratoires, des environnements saccagés, soit le seul monde possible où je serais condamné à vivre. Parce qu’il est criminel comme le sont les systèmes qui lui ressemblent, soit qu’ils ont trahi leurs idées soit qu’ils en appliquent les idées, et les individus qui le fabriquent ou le soutiennent. Quant à dire que le progrès lui serait entièrement redevable, ou que sans de telles pertes, il aurait été impossible, ce propos largement éculé résulte de la même construction d’évidence qui négocie l’horreur mystificatrice qu’il porte en lui ; celle du sacrifice nécessaire auto-rédempteur, du « prix à payer » sans lequel il n’y a pas de progrès possible. Rien, absolument rien de ce progrès qu’on le nomme Loi Naturelle, Marché, Déficit, Mondialisation, Technologie, Modernité, Droits de l’homme, et j’en passe, aucun sanctuaire, religieux, politique, économique, ne saurait exiger et impliquer le sacrifice et l’immolation du fils de l’homme, sauf à vouloir lui ravir son pouvoir à faire son histoire. Avec ça, aucun compromis n’est possible.

 

Angelo Gianfrancesco

1 – Les statistiques qui le montrent sont nombreuses : retenons une « orthodoxe » http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?reg_id=0&ref_id=ip1203

2 – Le texte est consultable sur http://www.legifrance.gouv.fr/

3 – Voir le rapport de juillet 2008 du Conseil d’analyses économiques (CAE) : texte consultable sur : http://www.cae.gouv.fr/spip.php?article138

4 – Id.

5 - La formule est de L. Jospin, en septembre 1999 à la télévision je crois. Il ajoutait : « Je ne crois pas qu’on puisse administrer désormais l’économie par des lois et des textes »

Publié dans DOSSIER PAUVRE(TE)S

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