Où cours-tu ? Ne sais-tu pas que le ciel est en toi ?
Ce texte est un extrait du livre du même nom (G&S)
Il est difficile au milieu du brouhaha de notre « civilisation » qui a le vide et le silence en horreur d'entendre la petite phrase qui, à elle seule, peut faire basculer une vie : « Où cours-tu ? »
De mode en mode, de nouveauté en nouveauté, d'innovation en innovation, de catastrophe du jour en catastrophe du jour – rien n'est plus vieux que le journal d'hier ! – nous voilà fouettés en avant comme des cerceaux !
Slogans, rythmes, musiques de fond, logorrhée sournoise d'une radio toujours branchée, cris, appels nous incitant à courir plus vite, à laisser derrière nous les tombereaux de déchets, d'immondices que nous produisons sans répit. Sans projet de civilisation, sans vision, nous ne faisons qu'amplifier la sono et foncer.
En fait, ce mode de comportement est le plus ancien dont l'homme moderne ait la ressource lorsqu'il y a danger : Fuis ! Sauve-toi ! Cours pour ta vie ! En courant, l'homme moderne tente d'esquiver la légion de fantômes à ses trousses, de succubes et de zombies qu'il s'est créés lui-même.
Il y a des fuites qui sauvent la vie : devant un serpent, un tigre, un meurtrier.
Il en est qui la coûtent : la fuite devant soi-même. Et la fuite de ce siècle devant lui-même est celle de chacun de nous.
Comment suspendre cette cavalcade forcée, sinon en commençant par nous, en considérant l'enclave de notre existence comme le microcosme du destin collectif ? Mieux encore : comme un point d'acupuncture qui, activé, contribuerait à guérir le corps entier ?
Je serais encore en cavale si, au milieu d'une crise profonde, la petite question n'avait pas atteint mon oreille : « Où cours-tu ? »
C'était la voix d'une femme, Hildegund Graubner, proche collaboratrice de Karfrield Graf Durckheim. Et si je la nomme chaque fois que j'évoque cette période, c'est par devoir d'honneur. Il est essentiel de prendre soin de ce ciel en nous, invisible aux autres, de ce sanctuaire que la vie nous a édifié et que peuplent tous les intercesseurs, les messagers, ceux qui, de façon multiple, nous ont inspirés, conduits vers le meilleur de nous-mêmes. Honorer notre dette envers eux est la première, peut-être aussi l'ultime obligation.
L'esprit ne nous rencontre jamais sous cellophane. Il a toujours un visage, un son de voix, un nom, une odeur. Il passe de regard en regard, de sourire en sourire.
« Où cours-tu ? » La suite de la phrase d'Angelus Silesius1 : « Ne sais-tu pas que le ciel est en toi ? » n'était pas encore de saison. « Ne sais-tu pas que l'enfer est en toi ? » est hélas la première version du message. Il me fallait d'abord entendre qu'il était tout à fait inutile de courir si vite puisque ce que je fuyais était déjà soigneusement cousu dans ma peau.
Que la première étape fût d'arriver d'abord au cœur de mon désastre, de m'y installer pour le contempler, me scandalisa autant que mon ami Job. Je l'ai toujours beaucoup aimé, ce Job, aimé et admiré, n'ose-t-il pas dans son désespoir virulent retourner la question et interpeller Dieu : « Où cours-tu ? Pourquoi te dérobes-tu à moi et à mes supplications ? » Sublime renversement, mais sans fruit aucun. Ce que Job doit aussi entendre, c'est que Dieu ne dresse pas ses tentes au pays de la lamentation. Partout où résonnent et grincent suppliques, jérémiades et revendications, Il ne comparaît pas. Son absence hante depuis toujours ces régions. Il nous veut sortis des marécages de la lamentation et des désespérances - en dépit de tout. Il nous veut ailleurs. « Où cours-tu ? »
Le lieu où nous atteint cette flèche n'est pas indifférent. Il se situe à la bifurcation de nos destinées et ne doit pas être compris comme un reproche. Comment une course pourrait-elle être suspendue s'il n'y avait eu auparavant qu'immobilité ? Il existe certes une frénésie contemporaine, une agitation aiguë dont la contrepartie est l'effondrement, le collapsus, le passage redouté du désordre furieux à l'entropie.
Mais le mouvement que suspend la question : « Où cours-tu ? » est inscrit, lui, dans une autre dynamique de vie. Il contient la formule secrète du retournement, de la conversion et suppose que la course sauvage a aussi qualité de quête sauvage.
Tout se passe comme si cette fuite avait cumulé l'énergie nécessaire pour une transmutation.
De même qu'il ne peut être question de « rester semblable à un enfant» mais bien de le redevenir comme nous y invite le Christ, rester assis devant la porte du paradis, après l'exclusion, serait notre perte.
Ne faut-il pas à tout prix se mettre en route, tourner le dos au grand portail et assumer l'exil amer ?
L'éloignement même, l'errance font partie du chemin. Je ne renie pas la fascination qu'exerçait sur moi en 68 un graffiti des murs de la Sorbonne : « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi ! » Cette phrase m'enivrait. Je l'avais inscrite sur l'abat-jour de la lampe de mon bureau. Elle étincelait quand j'éclairais. Ce qui me harponnait, je le retrouve aussitôt : vomir toute cette poussière avalée, ces clichés glaireux, échapper à tout prix à une vie sordide !
Ce vent de liberté qui soufflait alors n'a souvent fait changer que de berge ou de débarcadère les péniches amarrées de nos existences.
Peu parmi nous ont quitté les quais marchands pour le large. Mais certaines phrases, semblables à des phares au large des côtes, continuent de clignoter dans nos brouillards. Cours camarade... J'ai été néanmoins bien inspirée d'écrire cette phrase sur mon abat-jour et de ne pas l'encrer sur ma peau comme le général Bernadotte. Devenu plus tard roi de Suède, il portait sur son lit de mort, à la surprise de son médecin, le cri du cœur de sa jeunesse tatoué sur sa poitrine : « À mort les rois, à mort les tyrans ! »
Le paysage est si vaste à l'intérieur d'un seul homme que toutes les contradictions y veulent vivre et y ont place. Pour ma part je ne trouve rien à renier. L'appel salin et acre du cri me reste au cœur. Cours aussi vite que tu le peux, camarade, hors des miasmes morbides du marécage contemporain. Il est à tes trousses, ce vieux monde moderne qui transforme tout ce qu'il touche en chiffres, en bilan, en plastique, en béton, en spots publicitaires ! Il transforme des êtres de chair et de sang en signes abstraits, les voue corps et âme aux mythes dérisoires du succès, du record, de la compétition ! Cours plus vite encore pour n'être pas dépouillé de l'élan sacré qui t'habite, pour échapper à la démonie de l'insignifiance, à la déchéance de la prise en charge des hommes libres ! « J'ai été un être humain, madame, avant de devenir le lit 287 », me criait au passage un vieil homme dans un hôpital où je rendais une visite.
Pourtant ce lieu d'indignation aussi puissant soit-il lorsqu'on le traverse devient aussitôt qu'on s'y installe, qu'on en fait son domicile fixe et légal, un lieu destructif. Il accrédite le mythe d'un observateur extérieur à ce qu'il observe, d'un juge au-dessus de tout soupçon face à la mafia internationale. Ce que toutes les cosmogonies des grandes religions illustrent et que la physique quantique a mis en évidence, c'est qu'une partie de l'univers est (dans) celui qui l'observe.
Si nous éludons la prochaine étape, nous refusons de faire œuvre d'humanité – c'est-à-dire de transformation. Pour le prochain pas qui nous attend il faut avaler sa salive : « À quoi bon courir, camarade ? Ne sais-tu pas que le vieux monde c'est toi ? » Le travail de l'enfantement est dès lors engagé !
Une légende d'abord pour donner le ton : Le chevalier à l'araignée.
Un chevalier a vu de ses yeux la terrible araignée dont le venin détruit les lieux qu'elle traverse. Il part à fond de train sur son cheval prévenir à la ronde tous les habitants, mais tous ceux qu'il rencontre se détournent avec effroi et s'enfuient. Désemparé, il fait halte près d'une source pour donner à boire à sa monture... et voilà que dans le reflet de l'eau, il peut voir enfin que l'énorme araignée est accrochée au cimier de son heaume Ainsi celui qui vient annoncer la fin du monde en fait déjà partie intrinsèque. Le message est dur à entendre ! Le prochain pas demande plus de courage que tous ceux qui ont précédé. Tout ce qui m'indigne, me révolte, me désespère est inoculé dans mes veines. Que celui qui n'a jamais laissé médire d'un ami devant lui me jette la première pierre. Que celui qui n'a jamais laissé macérer sa vie dans le mépris, l'indifférence, la grisaille me juge. Que celui qui n'est pas descendu dans l'enfer de l'insignifiance (c'est comme ça... on n'y peut rien... d'ailleurs ils l'ont dit à la télé...) me condamne. Que celui qui n'a pas cru - pas souhaité pour être enfin laissé en paix – que la mort et le non-sens aient le dernier mot me montre du doigt.
C'est notre participation muette à tout ce qui a lieu sur terre, notre coresponsabilité qu'il s'agit de reconnaître. Seul celui qui a osé voir que l'enfer est en lui y découvrira le ciel enfoui. C'est le travail sur l'ombre, la traversée de la nuit qui permettent la montée de l'aube.
Où cours-tu ? Ne sais-tu pas que le ciel est en toi ?
Désormais les mots vont se dérober. Car le ciel est comme la traîne de la mariée que les enfants viennent toucher pour y croire. Le ciel c'est de pressentir que tout ce que je ne mettrai pas au monde de gratitude et de célébration n'y sera pas. Le ciel c'est la reddition, la fin de la croisade, les armes baissées.
C'est la goutte de miel de l'instant sur la langue.
J'ai beaucoup fait pour ce monde quand je suspends ma course pour dire merci.
Christiane Singer
Envoyé à G&S par Nathalie Gadéa
1 - Johannes Scheffler (1624 1677), plus connu sous le nom d’Angelus Silesius, sous lequel il publia ses œuvres, est un poète religieux allemand d'influence mystique.