Qu'on ne brise pas le silence !
Le témoignage de Matthieu Lambert intitulé Psy et Foi ou Psy ou Foi ? fait par deux fois allusion au chapitre 19 du Premier livre des Rois ; cela m'invite à évoquer cet épisode où le prophète Élie fuit après avoir vaincu les prophètes du dieu Baal, les avoir égorgés de ses propres mains et avoir été condamné à mort par la reine Jézabel. Il arrive alors à Bersabée et laisse là son serviteur. Le texte ajoute : il marcha dans le désert un jour de chemin et il alla s'asseoir sous un genêt. Il souhaita de mourir et dit : « C'en est assez maintenant, Seigneur ! Prends ma vie, car je suis pas meilleur que mes pères. » (1Rois 19,4)
Élie l'actif - le sur-actif - ne veut plus vivre et sombre dans une dépression profonde : il se couche et s'endort. Mais un ange le réveille, le nourrit d'une galette cuite sur les pierres chauffées et d'une gourde d'eau ; Élie repart alors et marche 40 jours et 40 nuits jusqu'à la montagne de Dieu, l'Horeb.
Élie fait sa traversée du désert, le nombre 40, nombre de la gestation d'une vie nouvelle,
Cf. les 40 semaines de gestation de la femme.
nous annonçant déjà que l'avenir va s'ouvrir pour lui, même si toute gestation est faite d'épreuve et d'angoisse... pour aboutir à Dieu, à la Vie.
Car c'est bien là que l'attend le Seigneur, pour un moment de sa vie qu'il n'oubliera jamais : Et voici que le Seigneur passa. Il y eut un grand ouragan, si fort qu'il fendait les montagnes et brisait les rochers, en avant du Seigneur, mais le Seigneur n'était pas dans l'ouragan ; et après l'ouragan un tremblement de terre, mais le Seigneur n'était pas dans le tremblement de terre ; et après le tremblement de terre un feu, mais le Seigneur n'était pas dans le feu ; et après le feu... ces trois mots hébreux, qol demamah daqqah, qu'on traduit généralement par le bruit d'une brise légère (bible de Jérusalem, 1Rois 19,11-12).
Il ne faut pas perdre de vue, pour comprendre ce récit, que le prophète est seul dans le désert, après 40 jours de marche sans nourriture (sinon celle de l'ange, prise avant son départ). On ne peut imaginer que Dieu aurait pu déclencher ces phénomènes naturels colossaux (qui fendent les montagnes et brisent les rochers) dans le seul but de faire comprendre à son prophète qu'il n'est pas dans ces phénomènes, et alors que dans la geste d'Élie il se manifeste bien - et à plusieurs reprises - dans ces phénomènes (comme en 1Rois 18,38 et en 2Rois 2,11 où Élie est enlevé par un char de feu) ! Mais il le fait pour convaincre le peuple ou les adorateurs de Baal, pas son prophète.
Il serait sans doute plus juste d'y voir une expérience mystique, comme ont pu en vivre des hommes et des femmes de Dieu, tels Jean de la Croix ou Thérèse d'Avila. Élie présente en effet les symptômes de l'extase décrits dans toutes les religions du monde depuis des millénaires :
- l'ouragan : c'est rouach, un souffle (le même mot que le souffle de Dieu)
- le tremblement de terre : c'est ra'ash, un tremblement (il n'est pas précisé qu'il est de terre)
- le feu : c'est un 'esh, un feu.
Or, on connaît bien des descriptions qui parlent :
- du chaos interne des personnes en extase, chaos qui peut mener à la folie, tant la tempête des esprits peut être violente et destructrice (cf. les tentations de saint Antoine)
- des tremblements qui les secouent et de leur grande agitation en tous sens
- de la grande chaleur qu'elles ressentent dans tout leur corps et de la sueur abondante qui le couvre.
On remarque aussi que le texte ne dit pas qu'Élie a vu ces phénomènes et qu'il n'y a pas vu Dieu ; il dit qu'il y eut ces phénomènes et que Dieu n'y était pas : Élie est devant une grotte en plein désert, immobile, sans rien qui puisse attirer son regard, dans le silence, sans désir particulier d'action, complètement ouvert à une expérience mystique, à une extase.
Et c'est alors qu'après le feu, qol demamah daqqah...
Aucun phénomène météorologique ne s'étant produit, tout s'étant passé à l'intérieur de l'esprit et du corps d'Élie, comment imaginer qu'il puisse y avoir le bruit d'une brise légère ? Le sens de l'expression hébraïque est littéralement la voix d'un silence ténu.
Nulle brise n'est dans demamah, qui vient du verbe damam qui signifie se taire et rien d'autre ; et la sonorité de l'expression qol demamah daqqah n'évoque guère le murmure de la brise ! Dieu n'est pas en train de dire à Élie qu'Il n'est que douceur et fraîcheur. Et on ne peut que s'extasier (!) devant la simplicité (biblique !) avec laquelle est décrit ce phénomène psychologique d'une si complexe nature et d'une si grande rareté.
Il y a dans ce silence le summum de l'extase, ce moment où le mystique est complètement vidé de lui-même ; mais ce vide n'est pas l'absence de tout, il est ouverture totale à ce que Dieu va dire. Élie est alors en mesure d'entendre ce silence, qui n'est pas le silence de l'absence de Dieu mais la présence de Dieu dans le silence.
Et on le sait : ce n'est que dans le silence que Dieu peut passer dans la vie de l'homme et lui parler avec une (petite) chance d'être (enfin) entendu !
Et l'être humain qui vit un de ces moments ne veut surtout pas que le silence se brise !
Cet article reprend et développe un passage de l'article La Parole de Dieu dans le Premier Testament du dossier Cafés théo et autres lieux de parole ; il s'inspire du bel ouvrage de Michel Masson, Élie, ou l'appel du silence, Éditions du Cerf, 1992.