L'hémorroïsse, Jaïre et sa fille : ressuscités !
(Matthieu 9,18-26 ; Marc 5,21-43 ; Luc 8,40-56)
Pour lire dans une fenêtre le texte de Marc étudié dans cet article
(Traduction Bible de Jérusalem), cliquez ci-dessous :
Nous lisons régulièrement dans nos églises l’évangile de la résurrection de la fille de Jaïre et de la guérison d'une femme hémorroïsse…
Mais ce ne sont pas les homélies que nous écoutons ensuite qui nous ouvrent les yeux sur le fait que sous ces noms ésotériques se cache un magnifique hymne à la femme et à sa libération, que beaucoup devraient lire et relire avant de dire que la Bible en général et les évangiles en particulier sont misogynes…
Nous l’allons montrer tout à l’heure…
Jaïre, chef de synagogue
Jésus a traversé à nouveau sur l’autre rive, en bon hébreu qu’il est… Traverser et rive se traduisent par des mots de la racine ’avar, le verbe de la traversée d’où est issu le nom ’avryi qui signifie hébreu, car dans la Bible les Hébreux passent leur temps à traverser (la mer Rouge, le désert, le Jourdain, le lac...).
Arrive le chef de synagogue, un homme qui commande, qui est habitué à ce qu’on fasse ce qu’il veut.
Il s’appelle Jaïre, nom qui peut avoir deux sens différents en hébreu :
- à partir de la racine ’or, avec un ’aleph initial, éclairer : Ya’ir, il répandra la clarté, valeur 41 (sur la valeur des mots hébreux, cf. l’article Déchiffrons les lettres hébraïques). La première occurrence de cette valeur dans la Bible est en Genèse 1,8 : boqer, matin, comme par hasard…
- à partir de la racine ’our, avec un ’ayin initial, réveiller : Ya’ir, il réveillera, valeur 56. La première occurrence de cette valeur dans la Bible est en Genèse 1,14 : me’orot, luminaires, comme par hasard, encore…
La femme atteinte d’un flux de sang1
Hémorroïsse est un mot inconnu des dictionnaires français… En grec c’est aïmorroousa (hémo-réô) et en hébreu ’isha zavat dam, femme “coulant” du sang, où le verbe zouv se rapporte au flux menstruel de la femme mais entre en général dans la formule fréquente à propos de la terre « qui ruisselle de lait et de miel »… La valeur de cette expression est 86, dont la première occurrence est en Genèse 1,4 : vyavdal Élohim, Élohim sépara.
Comme par hasard cet état entraîne pour la femme la nidah, l’éloignement, l’impureté, l’abomination, l’horreur !!!
Lévitique 15,25-29 : Lorsqu'une femme aura un écoulement de sang de plusieurs jours hors du temps de ses règles ou si ses règles se prolongent, elle sera pendant toute la durée de cet écoulement dans le même état d'impureté que pendant le temps de ses règles. Il en sera de tout lit sur lequel elle couchera pendant toute la durée de son écoulement comme du lit où elle couche lors de ses règles. Tout meuble sur lequel elle s'assiéra sera impur comme lors de ses règles. Quiconque les touchera sera impur, devra nettoyer ses vêtements, se laver à l'eau, et il sera impur jusqu'au soir. Lorsqu'elle sera guérie de son écoulement, elle comptera sept jours puis elle sera pure. Le huitième jour elle prendra deux tourterelles ou deux pigeons qu'elle apportera au prêtre à l'entrée de la Tente du Rendez-vous. De l'un le prêtre fera un sacrifice pour le péché et de l'autre un holocauste. Le prêtre fera ainsi sur elle, devant Le Seigneur, le rite d'expiation de son écoulement qui la rendait impure.
Cette femme, qui n’est pas concernée par une impureté mensuelle, mais permanente – depuis douze ans – et à qui on a appris à avoir honte de son état, n’ose pas s’approcher de Jésus face à face. Matthieu précise que s’approchant par derrière elle toucha la frange de son manteau, ce qui laisse penser qu’il s’agit d’un talit, le châle de prière auquel pendent des franges aux quatre extrémités. Jésus allait-il prier ? Si oui, il a su reporter sa prière pour s’occuper des femmes et des hommes souffrants…
Et aussitôt la source fut tarie : jeu de mots en hébreu sur le verbe yavesh, qui signifie devenir sec mais aussi avoir honte, car en général c’est une honte de devenir sec. Mais ici tout est renversé et le dessèchement supprime la honte au lieu de la faire naître.
Quel bel automatisme ! Jésus a guéri cette femme sans s’en rendre compte ! Il a seulement senti qu’on lui prenait de sa force et cherche celle qui l’avait touché… Clin d’œil de l’évangéliste, omniscience divine de Jésus où « simple » connaissance de la délicatesse féminine ? Je ne sais, mais la précision me touche ; et bien qu’étant un homme je me sens plus proche d’elle que de Jaïre qui arrivait face à Jésus en disant : « Viens »…
Jaïre, père craintif
événement majeur, car ces trois-là on ne les retrouve que dans les grandes occasions, comme la Transfiguration ou Gethsémani.
Et effectivement, Jésus commence fort : l’enfant n’est pas morte, elle dort ! Rires, quolibets, les imbéciles rient toujours de ce qu’ils ne comprennent pas… Jésus, d’ailleurs, dira la même chose de Lazare en Jean 11,11 en ajoutant même : « je vais aller le réveiller ».
Un petit détail passe souvent inaperçu à ce moment-là : Jésus prend avec lui le père et la mère de l’enfant.
Tiens ! Cette fillette a donc une mère et Jésus veut qu’elle assiste au réveil de sa fille…
Advient alors la phrase hyper célèbre : Talitha qoum, qui ne veut pas dire, n’en déplaise à Marc, petite fille, je te le dis, lève-toi mais seulement petite fille, lève-toi, en chaldéen ou araméen. Ce mot – curieusement ? – fait jeu de mots avec le talit, la frange du manteau de Jésus touchée par la femme souffrant d’hémorragie… Nous en reparlerons sans doute un jour !
Est-il nécessaire de faire remarquer que le verbe grec de l’expression la fillette se leva est anêsthê, forme d’anisthemi, le verbe de la Résurrection, le qoum hébreu (cf. par exemple l’article Un cadet nommé désir)
Deux fois 12 ans
Vous l’avez sûrement remarqué, ces deux événements sont liés par le fait que ces deux femmes ont leur destin féminin arrêté, l’une par sa maladie, l’autre par la mort, qui les excluent toutes les deux de la communauté des femmes.
La femme vit une exclusion totale qui la prive de tout contact, en particulier avec un homme ; la fille de Jaïre a vécu un bonheur apparent, mais elle a un père exclusif (qui l’exclut de la vraie vie) et qui ne veut pas la voir grandir : il dit ma petite fille (thugatrion, mot neutre et non thugatêr, mot féminin), alors qu’elle a une mère et douze ans !
À l’époque, à 12 ans on n’était plus vraiment une petite fille, puisque c’était l’âge de la nubilité pour les filles, aujourd’hui l’âge de la bat-mitsva dans la religion juive, la bar-mitsva des garçons n’étant « qu’à » 13 ans…
Dans cette optique des 12 ans, reprenons les deux textes :
La fille de Jaïre
Tout d’abord remarquons que dans la Bible la résurrection des fils se déroule en présence de leur mère : la veuve de Naïm (Luc 7,11-17), Élie et la veuve de Sarepta (1Rois 17,17-24), Élisée et la veuve de Shunem (2Rois 4,8-37), car elle sont veuves. Ici, la résurrection semble devoir être en présence du père, qui apparaît comme quasi-veuf, du moins en Matthieu… Mais on a vu la précision définitive de Marc 5,40 : il prend avec lui le père et la mère…
L’accaparement paternel de la fille de Jaïre entrave sa liberté de vivre, l’empêche de quitter le cocon d’un père qui la materne pour entrer dans sa vie de femme, d’entrer dans le cercle – et le cycle – féminin, elle qui a 12 ans.
Son père ne vit sans doute que pour elle mais l’écrase, car il vit « à sa place » ; son amour la dévore et la maintient en enfance : elle perd sa vie, se dessèche (très loin du dessèchement bienheureux de l’autre femme de cet épisode…).
Jésus dit qu’elle dort parce que sa mort n’est qu’apparente : c’est la femme qui meurt en elle avant même de naître.
Le père aussi est en état de mort vivant, comme la femme hémorroïsse : il ne peut pas supporter que sa fille devienne une femme, qu’elle lui échappe définitivement en se mariant, car il a peur de perdre le fruit de son propre sang. Il en oublie qu’elle est aussi celui de son épouse, la seule femme destinée à vivre avec lui.
La femme souffrant d’hémorragie
Elle – non plus – ne peut pas être femme pour un homme, pour une raison totalement opposée.
Femme non femme, elle ne donne pas la vie et ne vit pas elle-même car elle est impure, intouchable, frustrée… elle est sortie du cercle – et du cycle – féminin, depuis 12 ans.
Elle, c’est sa non-féminité qui fait sa pauvreté et son humilité ; Jaïre, c’est sa paternité qui fait sa richesse et son orgueil…
Elle seule peut extirper de Jésus une force parmi tous les gens l’entourent, parce qu’elle désire sa guérison avec un vrai désir fait d’une confiance absolue en celui qu’elle approche, pendant que la fille de Jaïre meurt de ne pouvoir avoir aucun désir personnel.
Jésus lui dit que c’est elle-même qui s’est guérie, par sa foi, de sa non-féminité, elle qui s’est enfantée de nouveau et qui entrevoit ce qu’est le Royaume de Dieu (cf. Jean 3,3).
Mais au moment même où la femme revit, on annonce que la fillette est morte…
Cette fillette surprotégée et dont tout désir a été comblé avant même d’exister meurt pour ne pas faire mourir son père en prenant son autonomie, elle qui entre dans l’âge ingrat…
C’est la foi en un homme, Jésus, qui a sauvé la femme ; c’est d’avoir la foi que Jésus demande à un homme, Jaïre, pour pouvoir comprendre que sa fille n’est pas pour lui mais pour un autre homme. Alors seulement Jésus peut la faire sortir de son rêve d’être femme… elle qui dort !
Oui, elle dort, et tout le mode rit de cette affirmation de Jésus… qui chasse tous ces gens qui ne se lamentaient de la mort d’une fille que parce qu’elle était celle du chef, et d’un chef tellement amoureux de sa fille. Admirable chef !
Il ne prend avec lui que le père, la mère et ses 3 apôtres, il la réveille de sa léthargie et… demande qu’on lui donne à manger : ses parents n’ont plus à s’occuper que de ses besoins ; ses désirs, elle s’en chargera, car elle peut se « gérer » toute seule.
Donnez-lui à manger, ne la dévorez plus, semble leur dire Jésus, à eux qui auraient voulu se jeter sur elle pour la manger de baisers !
C’est pourquoi le fameux secret messianique de Marc est ici très compréhensible : que ses parents ne parlent pas de ce ces événements (et ne les accaparent pas !) ; c’est à leur fille de témoigner, de parler en son propre nom.
En se réveillant la fillette voit son père et sa mère, ensemble ; Jésus la regarde marcher et sait qu’elle va pouvoir quitter son père, et sa mère, comme son père a lui-même quitté son père et sa mère pour se « coller » à sa femme (Genèse 2,24)…
Toutes deux entrent dans une vie nouvelle
Toutes deux sont méconnues, ne sont pas reconnues telles qu’elles sont vraiment.
Toutes deux sont exclues : la femme est sortie de force de la société, la fillette est empêchée de force d’y entrer.
Aucune des deux ne peut se dire femme : l’une est rejetée par l’homme, l’autre trop aimée.
Toutes deux se meurent de maladies psychosomatiques car elles sont – si on peut dire ! – des femmes impuissantes.
Toutes deux ont souffert d’hommes qui leur voulaient du bien ! Ce sont les médecins pour la femme et son père pour la fillette. Pour leur bien, en ne voyant que leur besoin physique, ils les ont amenées dans une impasse totale qui les empêchait d’accéder à leur statut de femme indépendante et libre !
Jésus redonne un destin à tous, les libère de ce dont ils/elles mourraient : la femme d’être dévalorisée, la fillette d’être survalorisée… et le père de ne pas pouvoir vivre sans laisser une femme vivre sa vie.
o O o
Qui pense encore que la Bible est misogyne ?
1 - La tradition orthodoxe assimile l'hémorroïsse à Véronique, celle qui, selon une tradition chrétienne, essuya lea face de Jésus montant au Golgotha avec un linge sur lequel l'image de son visage resta imprimée. Sur l'icône reproduite ici, les inscriptions en grec comportent, en-dessous du nom Véronique, la mention l'hémorroïsse... Pourquoi ne pas en profiter pour (re)lire l'article La grâce de Véronique ?
Cet article, que j’ai écrit sans consulter aucun ouvrage (hors des dictionnaires), est cependant en partie inspiré par le chapitre écrit sur ce sujet par Françoise Dolto, dans son ouvrage en deux tomes L’Évangile au risque de la psychanalyse, Collection Points, Éditions du Seuil, 1980 et 1982.