Singularités personnelles et universalisme
L’époque est dure pour ceux qui souhaitent donner un sens universel à leur réflexion et leur action. La mondialisation marxiste par l’union des prolétaires s’est écroulée. La société de consommation pour tous que nous promettait le libéralisme se voit remise en cause par ces centaines de milliers d’américains chassés d’un logement dont ils ne peuvent payer les traites et l’augmentation du chômage dans les pays développés. Et quel symbole que la faillite de General Motors, constructeur des belles voitures américaines qui ont fait rêver quantité d’automobilistes de la planète ! Quant aux religions, elles vivent les tentations contraires de la conquête et du repli dans un spirituel désincarné. En ces temps désenchantés, les individus oscillent entre la dépression devenue une des premières maladies de l’époque, les tentations claniques et identitaires ou, pour ceux qui en ont les moyens, la distraction morose dans la consommation.
Le grand malaise que nous traversons vient principalement de la confusion que nous opérons entre l’affirmation des valeurs et la conversion aux institutions qui prétendent les incarner. Au sens évangélique, la conversion n’évoque pas d’abord l’adhésion à une institution, mais ce que le Christ appelle la seconde naissance, c’est-à-dire une expérience très personnelle de la grâce. L’universalité évangélique ne réside pas dans le pouvoir, le savoir ou l’institution, mais dans l’accueil d’un don inconditionnel comme raison d’être du monde. Dès lors les Églises, au lieu d’être figées, doivent en permanence accueillir des paroles et des regards nouveaux. Le théologien Christoph Theobald déclarait récemment : « C’est parce qu’on a l’idée fausse de l’Église, qui serait complètement et définitivement constituée, que l’on perçoit sa situation actuelle comme une crise »1.
L’universalité de la grâce invite chacun à recevoir et assumer ce qu’il a d’unique et non à rêver de conquêtes institutionnelles. Nous sommes tous fondamentalement minoritaires. L’humanité se construira par des relations entre des hommes s’assumant uniques et différents ; en cela “ fils d’un même Père ”. Dans son magnifique commentaire de l’Évangile de Jean, Jean Grosjean écrit : « L’illusion de Babel était de croire obtenir la clarté du ciel par quelque espéranto, mais l’intervention révélatrice du ciel a été de renvoyer chaque tribu à ses propres syntaxes. Car l’humain n’approche du divin que par des particularismes »2. Il nous appartient de vivre le particularisme, grâce auquel nous ne sommes pas des clones, non comme une frontière pour convertir ou exclure, mais une vocation à rencontrer, voire susciter, d’autres identités particulières. La fraternité entre des hommes assumant leur singularité apparaît alors comme le seul chemin non-totalitaire vers la totalité de l'humain.
Bernard Ginisty
Chronique diffusée sur RCF Saône & Loire le 5 juin 2009
1 - Journal La Croix, 1er juin 2009, page 7
2 - Jean GROSJEAN : L’ironie christique. Commentaire de l’Évangile selon Jean. Éditions Gallimard 1991, page 17