Une morale mal aimée et les vertus républicaines

Publié le par Garrigues et Sentiers

MORALE : Science du bien et du mal ; théorie de l’action humaine en tant qu’elle est soumise au devoir et a pour but le bien. (définition du Robert)
 
Voilà le cas intéressant d’un mot « noble » devenu« obscène », c’est à dire que l’on n’ose plus prononcer. La preuve : les synonymes ou périphrases devenus indispensables quand on a vraiment besoin d’exprimer ce que le terme renferme. On veut bien s’affronter à l’« éthique », parce que la vie en communauté nécessite tout de même des règles minimales. On accepte même les contraintes de la « déontologie », parce qu’on ne peut pas faire n’importe quoi dans son métier. Mais la ‘morale’ ça fait ringard ; ou pire : conservateur, voire « réactionnaire ».
Les contempteurs de la Morale oublient un peu facilement que la revendication première des ‘théoriciens’ de la Révolution de 1789, au premier rang desquels Saint-Just et Desmoulins, était la vertu. Or celle-ci relève de la morale ; la morale peut donc être ‘révolutionnaire’.
Sans doute y a-t-il une lourde responsabilité des défenseurs traditionnels (traditionalistes ?) de la morale dans sa mauvaise réputation actuelle. Tels l’ours de la fable, ils manient le pavé du « bien-penser » et du « bien-se-conduire », sans tenir compte des événements, du renouvellement des contextes historiques, des justes remises en cause. Mais n’y aurait-il pas quelques môles de résistance absolue sur lesquels un consensus pourrait s’établir sans guerre civile : « ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît » (sagesse populaire), « la liberté des uns s’arrête ou celle des autres commence » (Déclaration des Droits de l’Homme), « un acte n’est acceptable que s’il est généralisable » (E. Kant), etc. ?
Participe à discréditer la morale, un amalgame fallacieux avec l’expression « ordre moral » qui s’inscrit dans un contexte historique précis, trop souvent oublié par ceux qui l’utilisent : la présidence de Mac Mahon (1873-1879). Monstre politique d’une république non proclamée, dirigée par des monarchistes, elle a voulu justifier des actes de réaction politique sous le prétexte du maintien de l’« ordre » et du respect de la « morale ». Mais pour mieux comprendre les limites rationnelles du rejet d’un terme, ou l’abus de son usage, il faut parfois proposer sa contradictoire. Qui parmi nous, plus particulièrement parmi les hommes politiques, aura le courage de confesser qu’il est favorable au désordre et à l’immoralité ?
 
Plutôt que d’enfiler une suite de généralités, on peut partir des principes de notre République auxquels il est fait appel contre l’« ordre moral » honni.
 
En tout premier lieu, bien sûr, la Liberté. Un exemple banal : le 31 mai 2001, aux infos du matin, alors qu’on parlait de la journée sans tabac, un quidam, sûr de lui et de son bon droit, déclarait : « je suis pour la liberté, c’est-à-dire le droit de faire ce que l’on veut ; je peux donc fumer, quitte à demander à mes voisins si ça ne les gêne pas ». Trop aimable pour être honnête ! Que feront ceux qui n’étaient pas là quand il a commencé à enfumer, ceux qui seront trop timides pour réclamer, ceux qui ne sont pas conscients du danger du tabagisme passif ?…
La limite d’un libre droit c’est un autre libre droit. Ce qui est vrai pour le tabac l’est aussi pour des questions beaucoup plus graves. Ainsi du sacro-saint droit de grève face au non moins respectable droit de travailler… question ouverte. Ainsi, encore, de la liberté religieuse, qui apparaissait au pape Pie IX comme une monstruosité face au ‘droit de la Vérité’, et dont on s’est rendu compte qu’elle n’avait de sens que si elle était générale et universelle : dossier à suivre… C’est sans doute saint Paul, dans la première Épître aux Corinthiens (6,12) qui donne une juste évaluation de la liberté : « Tout m’est permis, mais tout ne m’est pas profitable. »
 
De même pour le principe de l’Égalité. Tous les sondages s’accordent sur le fait que c’est le point auquel les Français sont le plus attachés. Contrairement à ce qu’énoncent généreusement les principes de 1789, si les ‘hommes naissent égaux en droit’ ils ne le restent malheureusement pas en fait, c’est un constat bien banal. Il y a des grands et des petits, des enfants doués en tout, d’autres qui le sont moins, des gens qui courent vite et des hémiplégiques, des familles unies, d’autres déchirées, etc. L’honneur d’une société démocratique – et morale – serait de tout faire pour que les inévitables inégalités de fait puissent être atténuées sinon supprimées. Ce n’est pas si simple, car pour équilibrer les ‘dons’, il faut bien prendre aux uns ce qui manque aux autres… et les ‘uns’ ne sont pas forcément enthousiastes à cette perspective. Et ce qui est vrai à l’intérieur d’une nation, l’est encore plus entre les états. La notion de solidarité a heureusement progressé dans les dernières décennies, mais on reste encore loin du compte, c’est le cas de le dire. On bricole, grâce à la générosité des O.N.G. ; pourtant, la mondialisation n’est pas organisée dans ce sens, mais plutôt pour le plus grand profit de ceux qui ont déjà le plus.
 
Quant à la Fraternité, c’est sans doute le principe ‘républicain’ le plus battu en brèche aujourd’hui, au moment où les disproportions entre les fortunes et trains de vie s’exaspèrent, où le communautarisme menace, où les affrontements religieux deviennent latents, où les ‘identités’ sont revendiquées contre l’universalisme jacobin (souvent un peu hypocrite, il est vrai). Quelle fraternité réunit le patron ‘gaulois’ et le beur de banlieue ‘défavorisée’, candidat à un emploi ; quelle fraternité envisageable entre l’imam saoudien non francophone et le sioniste ardent, entre l’irréformable macho et la jeune fille violée, entre, disons-le, le riche et le pauvre ?
 
La morale, lorsqu’elle était enseignée aux enfants, à l’école primaire, avait au moins l’intérêt de poser quelques principes, en particulier le respect : respect du pays dans lequel on habite, le patriotisme est tombé dans un tel désamour que très peu d’hommes politiques osent aujourd’hui s’y référer, même s’ils font figure de l’admirer chez les autres peuples. Respect des autres, en commençant par les plus fragiles : enfants, vieillards ; la violence les atteint aujourd’hui autant que les adultes en pleine possession de leurs moyens. La morale, et c’est peut-être ce qu’on lui reproche le plus aujourd’hui, délimitait un ‘bien’ et un ‘mal’. Ces notions semblent être devenues très ‘relatives’ si tant est qu’elles n’aient pas disparu. La morale avait ses préjugés, certes ; elle était trop souvent confondue avec la coutume ; elle jouait parfois en faveur de l’ordre établi : il fallait en corriger les travers. Mais elle avait le mérite, tel le code de la route – arbitraire mais permettant de ne pas se rentrer dedans – de rendre possible la cohabitation de personnes très différentes sans qu’on vive dans une atmosphère de guerre civile permanente.
Il a été de bon ton de la bafouer à la suite de la ‘révolution culturelle’ de 68. Celle-ci était peut-être devenue inévitable par l’évolution des sociétés, voire souhaitable sur bien des points (contre le ‘tout-fric’, par exemple), mais elle a été mal comprise et mal maîtrisée. Jadis on distinguait la liberté de la ‘licence’. Le mot même est devenu tabou, on le voit bien quand il s’agit de la liberté de la presse. Elle est un droit indispensable pour l’équilibre des pouvoirs, on pourrait même dire ‘sacré’, si cela ne faisait pas trop ‘moraliste’. Mais à ce droit reste attaché un certain nombre de devoirs : vérité de ce que l’on affirme, respect de l’innocence présumée en l’absence de preuves, parfois même opportunité (est-il vraiment utile, par exemple, de dévoiler au public un plan déployé pour surprendre un assassin ou des trafiquants avant la fin de son exécution ?). Jadis, on parlait de ‘devoir de réserve’, aujourd’hui on a l’impression qu’il y a un devoir d’urgence : scoop d’abord, vérité ensuite, s’il y a lieu, et parfois trop tard (cf. l’affaire d’Outreau).
 
Bref, si l’on veut éviter de retourner à la jungle, où les plus forts, les plus riches, les plus violents, les moins scrupuleux pourront l’emporter sur tous les autres, un peu de morale – au sens qu’on indiquait en commençant – ne pourrait nuire… surtout si elle appuie la justice.
Marc DELÎLE

Publié dans Signes des temps

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