On ne sait plus ce que parler veut dire

Publié le par Garrigues et Sentiers

 
Bien sûr, la langue doit évoluer pour rester vivante : sans doute faut-il créer des mots pour exprimer des idées nouvelles ou désigner des objets nouveaux. À ce titre, on a admis depuis longtemps l’introduction de termes étrangers, en particulier anglo-saxons, quand ils définissent quelque chose pour laquelle on ne dispose d’aucun équivalent en français. Encore faut-il se garder d’accepter n’importe quoi et ne pas – par mode ou par ignorance – se laisser envahir par des mots qui existent déjà dans notre langue. « Manager » n’est-il pas traduisible par « aménageur », « feeling » par « sensibilité » ou « best of » par « le meilleur de » ? Il y a plus grave pour la bonne santé de la langue, et surtout pour la cohérence logique de nos affirmations : les emplois abusifs – par mode ou par ignorance.
Lors de la querelle du voile à l’école, on a entendu de jeunes musulmanes, ou leurs inspirateurs, dénoncer la stigmatisation qu’était censée leur infliger l’interdiction du voile. Or la « stigmatisation » est le fait d’imprimer des marques, des cicatrices sur quelqu’un en sorte qu’il soit reconnaissable (on marquait au fer rouge les condamnés ou les prostituées sous l’Ancien Régime). C’est alors le voile qui démarquerait les jeunes musulmanes de leurs camarades. En outre, mais c’est un problème plus théologique que linguistique, la généralisation du voile, à laquelle poussent aujourd’hui certains « responsables » radicaux ne stigmatiserait-elle pas les jeunes musulmanes des générations précédentes quand elles ne portaient pas le voile ? Sont-elles vouées à l’enfer ?
Deuxième exemple : il est devenu fréquent, lorsque la presse parle d’un homme politique ayant une certaine « assise » dans sa région, de définir celle-ci comme son fief. Mon âme républicaine se révulse. L’homme politique est un élu du peuple, il ne « tient pas son domaine d’un seigneur, à condition de lui prêter hommage », à moins de reconnaître l’existence de magouilles locales pour réserver telle circonscription, comme une prébende, à un privilégié, ou de faire d’un parti un « seigneur ».
Un troisième exemple montre jusqu’où peut aller le suremploi d’un mot à fort impact affectif, ainsi en est-il de génocide. Le mot, créé en 1944 par un Américain, désignait la « solution finale » imaginée par les Nazis pour éliminer volontairement les Juifs d’Europe et aboutir à leur extermination totale. On pourrait l’employer aussi pour le Ruanda, où il y avait un propos délibéré de tuer tous les membres d’une ethnie. Employé pour souligner très fortement le caractère odieux d’un massacre, il perd son sens propre. Ainsi, les négriers ont été objectivement coupables d’un abominable crime contre l’humanité – même si le concept n’existait pas –, non de « génocide » en terme précis. Car s’ils ont provoqué souffrances et morts massives, soit pendant le transport des esclaves, soit par la dureté de leur exploitation, s’ils ont été cause de problèmes démographiques en Afrique, ils n’avaient pas intérêt à détruire directement ceux qu’ils déportaient, qui avaient à leurs yeux une valeur marchande. C’est bien de la recherche sordide du profit qu’est née et s’est maintenue si longtemps la traite négrière. De même, quelles qu’aient pu être les exactions et tueries commandées ou tolérées par les autorités françaises contre les populations algériennes réclamant leur indépendance, tels les massacres de Sétif en 1945, l’emploi réitéré par l’actuel président de l’Algérie du mot « génocide » est abusif, car il n’y avait pas une intention arrêtée de détruire une population entière.
Une bonne manière d’être pris au sérieux, quand on s’exprime sur des questions dramatiques, c’est d’employer des mots justes, à la mesure exacte de la réalité.
« Ce qui se conçoit bien, s’énonce clairement ! »
 Marc DELÎLE

Publié dans Signes des temps

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O
« Ce qui se conçoit bien, s’énonce clairement ! »<br /> <br /> Enfin quelqu'un qui pense comme moi à ce sujet là!
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