Femmes, travail : quels enjeux ?
Pour parler des enjeux qui entourent la question du travail des femmes dans notre société je vais faire un petit détour par l’histoire. Car c’est la Révolution française qui a fondé les grands principes de fonctionnement de la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui.
Travail, lien social et citoyenneté
La révolution de 1789 s’inspire des principes de la philosophie des Lumières qui proposait une nouvelle forme de lien – et d’ordre – social fondé sur l’individu et le contrat (cf. J-J Rousseau). Ces philosophes mettent au centre du lien social des individus dont la liberté et l’égalité garantissent leur capacité à s’engager de façon responsable dans les droits et les devoirs d’un échange contractuel : ils rompent ainsi avec les ordres de la société féodale dont la légitimité s’ancrait dans la nature sacrée du pouvoir royal.
Mais qu’est-ce qui fonde cette liberté et cette égalité nouvelles ? Très largement le travail. Car c’est l’invention du travail qui, prolongeant l’invention “ idéelle ” par le christianisme d’un individu responsable devant Dieu, permet l’avènement concret d’un individu responsable devant les hommes. Le travail, en ouvrant l’accès à des moyens autonomes de subsistance – accès régi dans l’ordre féodal par un statut hérité, une “ condition ” qui assujettissait certains au travail pour tous – rompt avec la société féodale et crée la réalité sociale de l’individu. Dans cette vision nouvelle du lien social, chacun, hors des contraintes et privilèges statutaires de l’ordre féodal, est et doit être en mesure d’utiliser son travail pour assurer, par la production et l’échange, ses moyens de subsistance. Le travail apparaît donc central dans la conception, par la philosophie des Lumières, d’une citoyenneté libre et égalitaire.
Cependant, dans la pratique, ce principe mettra de très longues années à se réaliser. En particulier, jusqu’au milieu du XXe siècle les femmes françaises échappent à la définition “moderne” de la citoyenneté puisque non seulement elles sont exclues, en tant que groupe, du droit de voter et d’être élues mais que, d’une façon plus générale, leur espace d’action est strictement limité par leur statut familial de filles et d’épouses (code Napoléon). Ce n’est donc pas seulement la citoyenneté politique, le droit de contribuer à l’élaboration et à la gestion des affaires publiques qui leur est refusée, mais, plus globalement, la citoyenneté dans son essence même puisque elles sont empêchées d’exercer en propre les droits civils qui règlent les relations entre personnes libres et égales et, en même temps, l’échange des biens : liberté du corps, droit de contracter, d’ester en justice...
Ainsi, dans cette redéfinition du lien social et de la citoyenneté, les femmes et les hommes n’occupent pas les mêmes places.
En fait, La Révolution redéfinit les mondes masculin et féminin
Au XVIIIe siècle, se définissent les principes d’organisation qui vont fonder nos sociétés modernes. C’est la question de la généralisation de l’échange, de la mise en place d’un marché des biens et services, et donc celle de la valeur qui devient centrale. Pour pouvoir échanger, il faut pouvoir mesurer des valeurs. Or le travail est une des composantes de la valeur qu’il faut pouvoir mesurer et évaluer. C’est ainsi qu’un économiste anglais, Adam Smith, propose une définition de sa valeur liée au temps (le temps passé à faire telle ou telle tâche).
Dans ce cadre, le travail pouvant être mesuré et évalué, il peut devenir une marchandise comme les autres. La notion de travail va désormais définir celui qui se vend et s’achète sur un marché : le marché du travail. Dans le même temps, les activités de production de biens et services qui ne transitent pas par le marché vont être exclues d’une définition en termes de travail : elles n’ont donc pas de valeur.
D’un côté l’accumulation de richesses pour vendre et s’enrichir dans cet échange, de l’autre le travail comme facteur de production deviennent alors les référents de la conception et de l’organisation de la société. Ainsi le travail marchand est désormais au fondement du lien social et, in fine, de la citoyenneté.
Dans la société moderne, issue en France de la révolution de 1789, l’ordre de la famille et celui de la société se séparent. La famille appartient désormais au privé ; elle devient une forme sociale ancienne qui s’oppose à la société civile, celle des citoyens. Et c’est cette société civile qui est associée à la liberté, liberté individuelle de travailler et d’échanger.
Dans cette “séparation” entre la famille et le privé d’un côté, la société civile de l’autre, les activités exercées dans le cadre de la famille, celles qui ne passent pas par le marché, perdent leur qualité d’activités “ sociales ” : elles deviennent des “tâches ménagères”. Ainsi, dans cette nouvelle construction du social, les activités que les femmes exercent dans le cadre domestique sont exclues d’une définition en termes de travail. Et, d’une façon générale, les femmes sont désormais associées à cette forme qui, bien que perdurant, ne représente plus le fondement du lien social : la famille. Ainsi se met en place une disqualification des activités et in fine du travail des femmes et, corrélativement, une illégitimité des femmes dans le monde du travail défini comme tel. Cette conception sera exprimée dans les institutions : tout au long du XIXe siècle, les femmes seront non seulement exclues des droits civiques (le suffrage “universel” se conjugue au masculin jusqu’en 1944), mais aussi des droits civils (définies comme mineures par le code Napoléon, les femmes mariées ne peuvent contracter, échanger des biens ou vendre leur travail que sous le contrôle de leur mari).
Aujourd'hui le monde des femmes et celui des hommes se sont rapprochés
Dans le domaine du travail, la révolution est venue de la généralisation du salariat. Pendant très longtemps, la contribution des femmes à la vie économique s'exerçait, pour la majorité d'entre elles, dans des unités familiales de production où le chef de famille était en même temps le chef d'entreprise : agriculture, petit commerce, artisanat voire petite industrie. Dans ces formes familiales de production les femmes n'avaient (jusqu’à une loi de 1982) que des droits dérivés liés à leur statut d'épouse : c'est le contrat de mariage qui permet – et retire en cas de divorce – l'accès à l'emploi. Le contrat de mariage fait fonction de contrat de travail. Parallèlement, le salariat tendait à ne concerner que les femmes qui ne pouvaient pas faire autrement (femmes isolées ou épouses de familles à faibles revenus) ou était une forme d'emploi transitoire en attendant le mariage.
Avec le développement du salariat les sociétés s'individualisent. La généralisation du salariat comme forme d'emploi représente en fait l'aboutissement des sociétés modernes fondées sur le travail individuel et l'échange, conçues au XVIIIe siècle. Ce mouvement vaut aussi pour les femmes, bien que sa temporalité ait été bien différente et beaucoup plus récente que pour les hommes. L'entrée massive des françaises dans le salariat s'est faite dans les années 1960 et a bousculé l'organisation de leur vie : les lieux de l'activité professionnelle se séparent des lieux de vie, faisant émerger la question de la prise en charge des enfants et entraînant des mouvements d'entrée et sortie du marché du travail.
Aujourd'hui, dans le domaine de l'emploi, les destins des françaises et des français se sont considérablement rapprochés, en particulier parce que les engagements professionnels des premières sont nettement moins soumis aux charges familiales qu'il y a trente ans. Lorsqu'elles sont aux âges où la grande majorité d'entre elles élèvent des enfants (25-49 ans), 80% des françaises sont actives : elles connaissent des interruptions de carrière moins fréquentes, plus courtes et rarement définitives.
Mais le rapprochement, tout à fait considérable, des univers féminin et masculin tend à masquer ce qui persiste de “l'ordre des sexes“ institué avec la fondation de la France moderne. Car si les françaises sont devenues aujourd'hui des individu-e-s et des citoyennes à part entière en accédant pleinement aux droits juridiques et politiques, cette pleine individualité-citoyenneté semble moins assurée si l'on regarde la réalité économique et sociologique.
L'autonomie par la disposition d'un revenu propre est beaucoup plus limitée pour les Françaises que pour les Français : leur taux d'activité reste inférieur, le travail à temps partiel est une “spécialité“ féminine (à plus de 80%), de même que les bas salaires (à 80%).
Au total, tout au long du XIXe siècle, les mondes masculin et féminin ont été séparés selon deux axes.
D'un côté, le monde de la famille et des activités domestiques s'est trouvé exclu de la “nouvelle“ société civile, de l'individualité, de la liberté et de la citoyenneté. De l'autre, le monde de la famille s'est vu considéré comme relevant de l'ordre social “ancien“ (Ancien Régime) et défini comme l'antithèse de la société “moderne“ créée par les révolutionnaires. En même temps, l'extension du marché du travail a rejeté les activités domestiques dans un espace qui n'a pas de valeur économique. La hiérarchie ainsi instaurée entre le monde de la famille et celui de la société civile a directement concerné les femmes puisqu'elles ont été définies par leur appartenance à la famille, un monde sans valeur sociale ni économique.
Cet ancrage des femmes dans le domestique et la moindre valeur de celui-ci est loin d'avoir disparu. On le voit sur le marché du travail où les emplois et les qualifications considérés comme relevant du monde des femmes sont nettement moins rémunérés que ceux relevant du monde des hommes. Or les qualifications “féminines“ ont souvent à voir avec leurs compétences domestiques (éducation, soins et services aux personnes, etc.).
Parallèlement, l'accès aux responsabilités et au pouvoir montre que la hiérarchisation des mondes masculin et féminin perdure. Dans le monde économique, on ne trouve que moins de 10% de femmes dans les instances dirigeantes de grandes entreprises françaises.
On voit donc se dessiner les enjeux historiques de la division sexuelle du travail dans les sociétés dites modernes : accès "autonome" (autonomie sociologique, rupture de la dépendance familiale pour les femmes) à l'autonomie économique. Autrement dit : accès égal au travail rémunéré et égalité de rémunération.
Autonomie et accès à l'emploi
L'accès à l'activité professionnelle constitue un premier enjeu. Ce n'est qu'à partir du moment où les femmes quittent l'univers familial de la production et commencent à s'inscrire massivement dans le salariat – dans les années 60 – que la question de la “conciliation“ entre vie professionnelle et vie familiale émerge. Mais cette question n'est posée qu'au regard des femmes, ou plus exactement des mères : dans les représentations sociales, ce sont elles qui sont seules responsables du travail domestique et parental. Ainsi l'exercice du travail salarié est, chez elles, subordonné à l'accomplissement de leurs charges familiales. Il n'en va pas de même pour les hommes à qui leur devoir de chef de famille impose d'entretenir leurs dépendants. De fait, aujourd'hui encore, si les charges familiales tendent à éloigner les femmes du marché du travail ou à réduire le volume de leur activité professionnelle, elles ont une influence inverse chez les hommes (leur temps de travail, et d'ailleurs leur rémunération tend à augmenter avec le nombre d'enfants).
Aujourd'hui, le modèle discontinu d'activité qui a marqué l'entrée des femmes dans le salariat – avec des entrées et sorties du marché du travail au gré des charges familiales – est devenu minoritaire. La diminution considérable, depuis trente ans, de la durée hebdomadaire du travail, la quasi-disparition des familles nombreuses et le développement des systèmes de garde des jeunes enfants ont facilité cette évolution. Mais cet engagement par rapport au marché du travail marque aussi un positionnement social : les femmes sont aujourd'hui très attachées au fait d'avoir un emploi autant pour préserver leur autonomie que parce qu'elles en attendent un épanouissement personnel. Ayant acquis des droits (civils autant que civiques) dans la sphère publique, elles souhaitent accéder à l'ensemble des espaces du social et n'arrivent plus à se définir par le seul statut de mère de famille : on est bien dans une dimension de la citoyenneté.
Pour autant, les interruptions d'activité pour raisons familiales n'ont pas disparu, mais elles concernent les femmes qui ont le moins de “choix“ : celles qui sont peu ou pas qualifiées et qui attendent peu de gratification salariale et personnelle des emplois qui leur sont accessibles ainsi que les mères de famille nombreuse pour lesquelles la “conciliation“ est un exercice particulièrement difficile.
Si les interruptions de carrière sont rares chez les femmes d'aujourd'hui, le temps consacré à l'activité professionnelle est devenu un grand facteur de différenciation des hommes et de femmes sur le marché du travail. Le travail à temps partiel concerne près d'un tiers des femmes en emploi et moins de 6% des hommes. C’est une forme d’emploi qui n’était pas traditionnelle en France et ne s’est réellement développée qu’avec la crise, à partir du début des années 1980. Elle est aujourd’hui souvent acceptée faute de mieux. Pour certaines personnes, elle résulte d'une démarche volontaire répondant à un besoin de diminuer le temps consacré au travail professionnel : pour les femmes, travailler à temps partiel constitue alors un des modes de régulation des charges professionnelles et familiales.
Le travail à temps partiel en question
Jusqu'à la fin des années 1970, le recours au travail à temps partiel était, en France, limité. Il n'était accessible qu'aux salariés déjà présents dans l'entreprise et était réglementé par les conventions collectives. Au début des années 1980, des mesures législatives ouvrent la possibilité aux entreprises de créer des emplois à temps partiel et protègent les salariés qui les occupent en leur donnant des droits comparables aux salariés à temps complet. Dans les années 1990, des incitations fiscales soutiennent le développement de ces emplois. Enfin, la croissance de cette forme d'emploi est favorisée par les mesures de soutien aux emplois de services aux particuliers (allocations et allégement de charges sociales) qui sont massivement des emplois à temps partiel.
Le travail à temps partiel s'est surtout développé chez les femmes : il représentait 13% de l'emploi féminin en 1973, 17% en 1980, 24% en 1990, 31-32% aujourd'hui contre seulement 5-6% des hommes. Et pendant deux décennies il a été la composante majeure de la création d'emplois : entre le début des années 1970 et la fin des années 1990, le marché du travail a perdu environ 800 000 emplois masculins (majoritairement à temps plein) et gagné deux millions et demi d'emplois féminins, majoritairement à temps partiel. Le développement de cette forme d'emploi a certainement facilité l'entrée et le maintien des femmes sur le marché du travail. En même temps, il a contribué à élargir les inégalités entre hommes et femmes et entre femmes elles-mêmes. D'une part, le travail à temps partiel est responsable de la concentration des femmes dans les bas salaires (elles représentent 80% des salariés faiblement rémunérés). D'autre part, il tend à polariser le groupe des femmes : d'un côté des femmes éduquées, occupant de bons emplois qui, lorsqu'elles choisissent de se mettre à temps partiel, travaillent plutôt à 3/4 voire 4/5 d’un temps plein ; de l'autre, des femmes peu qualifiées, connaissant souvent le chômage et les emplois précaires, qui occupent des emplois à temps partiels courts, imposés par l'employeur, avec des emplois du temps particulièrement défavorables à la vie familiale.
Le travail à temps partiel n’est qu’un exemple illustrant les enjeux actuels du travail pour les femmes. Mais il s’inscrit dans des enjeux de société et pas seulement au regard des inégalités sur le marché du travail. Car, dans nos sociétés salariales, un travail n’est pas seulement une source de rémunération. C’est un emploi auquel s’attachent – outre un salaire – des droits sociaux protégeant contre les risques de perte d’emploi : maladie, chômage, vieillesse. Or, si ces droits sont – à peu près – les mêmes pour les emplois à temps plein et à temps partiel, ils sont ouverts au pro rata du temps travaillé. Ainsi à un emploi « partiel » correspondent non seulement un salaire partiel mais des indemnités partielles en cas de maladie ou de chômage et, bien sûr, une retraite partielle.
Anne-Marie Daune-Richard
sociologue (janvier 2009)