Refonder la dimension éthique de l’activité économique
Depuis quelques semaines, hommes politiques et analystes économiques rivalisent de zèle dans l’exhortation à la vertu afin de sauver le capitalisme financier qui étend ses ravages au monde entier. Si les conséquences de cette crise n’étaient aussi tragiques pour des dizaines de millions de personnes, on pourrait sourire de cette dénonciation générale de la « cupidité » par ceux qui s’étaient faits les chantres de la miraculeuse autorégulation des marchés et qui proclamaient que la confrontation des cupidités individuelles générait les vertus publiques ! Après les repentances des dévots des régimes communistes, nous avons droit aujourd’hui à celle des idolâtres des marchés financiers.
Décidément, nous n’en finissons pas de payer pour les deux dogmes qui auront empoisonné la pensée politique et économique du XXe siècle : la lutte des classes et la main invisible du marché. Ces deux dogmes ont un point commun : évacuer la responsabilité éthique du citoyen au profit d’une machinerie économique et sociale posée comme porteuse du sens de l’histoire. Bien de ceux qui faisaient appel aux valeurs humanistes face aux catastrophes engendrées par le totalitarisme communiste ou celui des marchés financiers étaient alors taxés d’idéalistes irresponsables priés de retourner à leurs chères études et de laisser jouer les gestionnaires du pouvoir et de l’argent.
Un des analystes les plus libres et les plus perspicaces de nos sociétés modernes aura été le philosophe Cornelius Castoriadis1. Il avait diagnostiqué la contradiction fondamentale qui minait les sociétés capitalistes. Dans un de ses textes publiés en 1991 dans la Revue Esprit, il s’exprimait ainsi : « Le capitalisme n’a pu fonctionner que parce qu’il a hérité d’une série de types anthropologiques qu’il n’a pas créés et n’aurait pas pu créer lui-même : des juges incorruptibles, des fonctionnaires intègres, des éducateurs qui se consacrent à leur vocation, des ouvriers qui ont un minimum de conscience professionnelle. Ces types ne surgissent pas et ne peuvent pas surgir d'eux-mêmes, ils ont été créés dans des périodes historiques antérieures, par référence à des valeurs alors consacrées et incontestables : l’honnêteté, le service de l’État, la transmission du savoir, la belle ouvrage. Or, nous vivons dans des sociétés où ces valeurs sont, de notoriété publique, devenues dérisoires, où seuls comptent la quantité d’argent que vous avez empochée, ou le nombre de fois où vous êtes apparu à la télévision ». Et cette déconstruction du socle éthique qui a rendu possible le développement de l’économie moderne entraîne aussi celle de l’entrepreneur : « Pour ce qui est de faire de l’argent, ajoute-t-il, les spéculations à la Bourse, les OPA, les intermédiations financières rapportent beaucoup plus que les activités entrepreneuriales »2.
On le voit : la question n’est pas de badigeonner de couleurs éthiques des politiques « bling-bling » définies par l’argent et les medias. Il s’agit, plus radicalement, de refonder la dimension éthique de l’activité économique pour la mettre au service d’un art de vivre des hommes en société.
Bernard Ginisty
(Chronique diffusée sur RCF Saône & Loire les 27 - 28 mars 2009)
(1) Militant révolutionnaire et philosophe d'origine grecque, (1922-1997) s'installe définitivement en France à partir de 1945. Il travaille comme économiste à l'OCDE de 1945 à 1970, mais se fait surtout connaître pour la fondation d'un groupe et d'une revue, Socialisme ou barbarie, à l'influence considérable dans la France de Mai 68. Sur le plan philosophique, Cornélius Castoriadis confronte la démocratie comme idéal avec le régime démocratique appliqué concrètement de nos jours. Très attaché à la Grèce, son pays d'origine et berceau de la philosophie et la démocratie, l'économiste consacre sa vie à réfléchir sur leurs valeurs profondes. Il remet en cause la vérité et la justesse morale des représentations traditionnelles, ce qui le conduit à élaborer le projet d’autonomie politique. Le philosophe rédige en 1975 son œuvre fondamentale, L' Institution imaginaire de la société' ou la critique de la philosophie marxiste. Cornelius Castoriadis a marqué par ses réflexions la vie politique et intellectuelle française.
(2) Cornelius CASTORIADIS : Le délabrement de l’Occident. Entretien avec Olivier Mongin, Joël Roman et Ramin Jahanbegloo. Repris dans La montée de l’insignifiance, Éditions du Seuil, 1996, page 68.