Le shabbat est-il fait pour l'homme ou l'homme pour le shabbat ?
« Le shabbat a été fait pour l'homme, et non l'homme pour le shabbat. »
(Marc 2,27)
Jésus s’est fait homme dans son temps. Il nous appartient de l’honorer dans le nôtre. Les signes par lesquels perdure ce qui est le cœur du mystère qui nous lie à lui, constituent la tradition intangible. La Tradition nous guide et nous garde dans le message de Jésus ; mais au nom de cette tradition, combien de signes les siècles ont ajoutés qui transforment notre tradition en un assemblage souvent incompris et qui rendent opaque l’essentiel à ceux à qui nous voudrions manifester notre foi, comme une illumination ?
Quel risque, même de dévoiement, se niche dans l’imposition d’une tradition figée ?
Comment alors faire le tri, comment rendre aujourd’hui le message pur et VIVANT ?
Le fondement de la Tradition
L’Histoire de l’Humanité est une histoire de relations. À travers notamment Abraham puis Moïse, et enfin par Jésus, l’homme a instauré sa relation avec Dieu. Au berceau même de l’humanité, l’homme a perçu la révélation du divin. Bien avant que la science, par l’exactitude (relative) de ses formulations, donne à l’homme une forme de relation au monde, c’est bien la relation à Dieu, exprimée au long des temps, qui donne le sens à la vie entière.
Jésus, par la Cène et par la Croix, nous a donné l’essentiel de son enseignement : Jésus se donne à nous par La Cène et la Croix ; la Cène qui nous constitue fils de Dieu et frères les uns des autres; la Croix qui change l’ordre du monde : ceux qui semblent vaincus, sont en réalité les vainqueurs. Ceci est le fondement de la Tradition, ce qui doit être dit aussi longtemps que le monde durera.
Mais alors, comment transmettre cette Tradition ?
C’est qu’il s’agit de mettre en langage quotidien des actes historiques fondateurs. L’Église s’y est employée, une Église d’abord clandestine et résistante ; puis vint « l’ère constantinienne » où l’Église s’est faite instrument du pouvoir temporel ; et cela a duré, duré…
Ne sous-estimons pas la tradition : c’est l’héritage des générations qui nous ont précédés ; il s’agissait d’organiser le présent, et mettre en place des rituels, le tout conformes au « principal » : le droit des mœurs, les règles du mariage, la naissance et la mort, enfin pour tous les événements de la vie. Évidemment, en s’appuyant sur les paroles contenues dans les textes sacrés… Au point que de l’essentiel, on est vite passé à la mise en œuvre d’une morale.
Tout cela constitue une mémoire, et fait le peuple de Dieu : un langage, une identité, une unité, une fidélité : c’est cela la Tradition.
Au-delà de la Tradition
Le risque, c’est que les clercs prennent le pouvoir… en s’appuyant sur la Tradition ! Et en fondant la vie sociale, non pas sur un contrat social qui suppose la volonté partagée des parties avec une loi (idée au demeurant très prématurée sur la presque totalité des 2000 ans du christianisme, alors que la notion d’égalité des riches et des pauvres, des hommes libres et des esclaves, des hommes et des femmes était contenue dans le message de Jésus et mise en œuvre dans les premières communautés), mais sur le pouvoir octroyé par eux-mêmes, au nom d’une (supposée ?) expertise des textes sacrés .
Pendant des siècles et des siècles, le poids du système fut trop lourd pour que les règles dictées par le pouvoir séculier, c'est-à-dire l’Église, soient discutées.
Oserai-je dire que l’on est, au fil du temps, passé de la Tradition au traditionalisme ?
Le traditionalisme fige, car l’on passe de la foi au dogme, indiscutable : il s’agit de maintenir coûte que coûte non pas la tradition qui le sous-tend mais bien l’ordre social qui s’est construit autour d’elle. Ceux qui s’emparent de la tradition profitent de la fidélité, de l’unité, de l’héritage et donc de la légitimité, tout à fait nécessaires pour imposer un ordre social. Le traditionalisme a la prétention de tout expliquer, de tout organiser. Nous sommes dans une relation de l’homme avec une idéologie : « la pensée idéologique s’émancipe de la réalité que nous percevons, et affirme l’existence d’une réalité plus vraie qui se dissimule derrière les choses sensibles » (Hanna Arendt). Dans cette logique, on voit bien le rôle des rituels : ils ne sont plus des signes de mémoire « faites ceci en mémoire de moi », ils ne sont plus des liens entre le ciel et la terre, ils deviennent alors des outils de conditionnement.
Le traditionalisme fige, car l’on passe de la foi au dogme, indiscutable : il s’agit de maintenir coûte que coûte non pas la tradition qui le sous-tend mais bien l’ordre social qui s’est construit autour d’elle. Ceux qui s’emparent de la tradition profitent de la fidélité, de l’unité, de l’héritage et donc de la légitimité, tout à fait nécessaires pour imposer un ordre social. Le traditionalisme a la prétention de tout expliquer, de tout organiser. Nous sommes dans une relation de l’homme avec une idéologie : « la pensée idéologique s’émancipe de la réalité que nous percevons, et affirme l’existence d’une réalité plus vraie qui se dissimule derrière les choses sensibles » (Hanna Arendt). Dans cette logique, on voit bien le rôle des rituels : ils ne sont plus des signes de mémoire « faites ceci en mémoire de moi », ils ne sont plus des liens entre le ciel et la terre, ils deviennent alors des outils de conditionnement.
Le danger, c’est le pouvoir de séduction des rituels, d’abord parce qu’ils peuvent être beaux et donner du bonheur (les défilés, les ornements…) ensuite parce qu’ils donnent une cohérence, une sécurité qui rassurent. Et surtout, dans un monde incertain, le danger c’est aussi la peur de la peur, la peur de l’inconnu et du changement (l’après Vatican II) ; pour conjurer la peur, chacun se ferme à l’autre et même à soi, et fuit ses propres questionnements, se propres rêves d’autre chose, et accepte les rituels « tout faits », sans mesurer qu’il y a là domination et violence exercée sur soi-même et les autres.
Le risque, c’est que la riposte à ce qui est imposé, c’est d’abord le scepticisme, pas le doute constructif, celui qui cherche les contours de ce qu’on lui impose, pour faire le tri, mais bien le refus global : jeter le bébé avec l’eau du bain…Avec le refus, va le désarroi : on ne sait plus pourquoi l’on croit, ou pire pourquoi l’on obéit. C’est la fuite, et si l’entourage est trop contraignant la rébellion, ou... la folie.
Attention à l’étouffement : prenons l’exemple ancien de la croyance obligée de la terre au centre du monde et du drame de Galilée, résolu… seulement par Jean Paul II !
Quand l’écart est trop grand entre des principes que personne ne vit plus (on pourrait en citer des quantités, de la chasteté avant le mariage au jeûne avant la communion), quand la tradition n’est plus crédible, que les rituels sont incompris, alors elle est oubliée, alors ils sont abandonnés. Dans des périodes d’incertitude historique, où parfois la survie n’est plus assurée, la tradition montre son inaptitude à régler le problème : ainsi l’affaire du préservatif et du sida : le principe établi est incompréhensible et est porteur de mort : alors, et cela est une évidence, la tradition est mise de côté et on vit sans elle ; parfois irrémédiablement. Même chose pour les rituels, qui sont alors perçus comme des formules magiques « au cas où ça marcherait.. », on tombe dans l’idolâtrie et si ça ne marche pas, là encore les rituels sont alors mis au rebut .
Réhabiliter la tradition
Il appartient à chacun de nous de veiller à conserver à la Tradition ses missions de mémoire et d’unité ; rien en effet dans la Tradition n’interdit l’imagination et la créativité. Comment ne pas évoquer l’histoire d’Abraham dans La plus belle histoire de Dieu ? C’est le rabbin Ouaknin qui parle : Dieu demande à Abraham de sacrifier Isaac. L’ordre vient de Dieu, on l’exécute. Mais au dernier moment, l’Ange arrête son bras. Mais qui est l’Ange ? ajoute Ouaknin .Chacun d’entre nous ne doit-il pas laisser parler l’Ange en lui ?
Les rituels doivent rester des signes concrets, évoquant des événements identifiés, explicables, mais absents, parce que passés. Tout ce que la pensée ne peut conceptualiser, notamment la présence et l’absence, peuvent être symbolisés par des rituels qui recréent le lien. Encore faut-il savoir et vouloir expliquer ce que montre le rituel et ce que signifie une cérémonie.
Ce qui permet à la tradition de s’installer d’abord, de durer ensuite, c’est d’être reconnue et donc acceptée : pour cela, il faut que la tradition, le rituel, fassent écho en soi. Plus, faire partie de soi. En passant du « connais-toi toi-même « au « sois toi-même », l’homme a besoin que ce qu’il vit s’impose de l’intérieur, et que chacun découvre ou redécouvre l’histoire qu’on lui raconte, l’institution qui la porte et les rituels qui la mettent en image ; la Tradition ne s’impose plus de l’extérieur, elle est en quelque sorte choisie, par la conviction de chacun.
Qui dit choix, dit possibilité de refus, total ou partiel, pour aujourd’hui ou pour toujours ; c’est la possibilité de dire non qui donne sa valeur au oui, c’est bien connu ! Et l’on passe du devoir, dans son acception d’obligation absolue et indiscutable, à la recherche de la vérité de soi et de la Vérité tout court.
Ce point de vue n’est pas une sacralisation de l’individu : bien sûr, le nous doit être reconnu et préservé ; d’ailleurs le nous est la condition de la communauté, donc de la Tradition. Mais, dans le monde d’aujourd’hui, chacun pense avoir le droit de débattre et de prendre sa place, sans qu’on la lui impose.
Certes, la foi est individuelle, c’est la rencontre personnelle entre Dieu et chaque homme. Mais plus personne aujourd’hui ne prétendrait qu’il est « né avec ». Tout concourt aujourd’hui à l’absence de Dieu ; aussi, celui qui chemine avec Dieu l’a vraiment voulu, même si son éducation l’a orienté.
Aujourd’hui
L’Église semble avoir compris la nécessaire adhésion de ses fidèles ; c’est à mettre à son crédit : elle demande le discernement et l’accord explicite de ceux qui viennent à elle, notamment pour des sacrements (baptême, mariage, etc.).
Il n’en reste pas moins que sur bien des points, elle joue à l’autruche. Au lieu de reconnaître que les temps ont changé, elle préfère laisser à chacun la responsabilité de ne pas respecter les principes établis dans un contexte historique et /ou social différent. A vrai dire, c’est la mission qu’elle donne à son clergé :dire un principe, et rassurer le fidèle qui ne le respecterait pas.
Prenons quelques exemples qui sont le plus souvent montrés et font question dans l’Église d’aujourd’hui. Ainsi pour la contraception ou l’avortement, où après avoir rappelé les principes, il est conseillé de faire « en conscience ». C’est un peu la même chose pour les divorcés remariés, qui peuvent communier « en conscience ». Et le préservatif ? dans nos pays occidentaux, on n’évoque même plus la question tant la réponse semble évidente. Que sont contraints de faire les prêtres confrontés en Afrique ou ailleurs à ce rude dilemme ? À vivre un décalage permanent dont il leur faut « faire avec », et pour certains frôler la schizophrénie…
Évoquons aussi la problématique du mariage des prêtres. En dehors de toute hypothèse selon laquelle cela pourrait apporter une solution, même partielle, au problème du recrutement, et donc de la pénurie apparente, là encore, c’est affaire de choix ; le célibat (et la chasteté ) à ceux qui se sentent la vocation, et la force. Aux autres, la possibilité de donner sa vie à Dieu dans un contexte familial, qui est davantage de l’ordre de l’humain.
Les principes « hors du temps » s’adressent évidemment aux saints, mais d’abord aux esprits inquiets qui ont besoin de s’abriter derrière une autorité, c’est à dire souvent les moins instruits, les plus pauvres. Finalement, le maintien de règles « non actualisées» est encore, volens nolens, un acte social. Ce que demande la hiérarchie, c’est de passer de la fidélité, adhésion des hommes libres, à l’obéissance, où le discernement est laissé de côté.
Pour maintenir cette obsession de la conformité, le relais c’est le renforcement des rituels.
Les cérémonies romaines semblent nous ramener les dentelles et autres robes et manteaux « de cour ». Sont-ce là des accoutrements du XXIe siècle ? Plus grave, pourquoi revenir aux calices et ciboires «en or», au motif de «mieux servir la gloire de Dieu» ? La Tradition n’exige pas ce genre de pratique, on l’a vu. Au contraire, elle risque d’éloigner d’elle ceux que les Évangiles auraient convaincu et qui veulent revenir à l’enseignement originel de Jésus. Pas de magie ni d’idolâtrie dans nos façons d’honorer Dieu et de rappeler son message.
Plutôt, pourquoi ne pas expliquer les rituels ? L’encens revient en force : parfait, car cela a un sens : mais pourquoi ne pas le rappeler aux fidèles ? Même chose pour la génuflexion. L’église elle-même est une construction chargée de sens : mais qui le sait encore ? Qu’en est-il des habits des prêtres ? Qu’est-ce qui a un sens et lequel ? La liste est longue…
Les rituels des cérémonies sont aujourd’hui explicités, et c’est tant mieux ; le baptême en particulier (re)devient un acte communautaire de première grandeur. Un sacrement compris est vécu pleinement et porte son fruit.
Marc le disait bien : le shabbat est fait pour l’Homme ; dans ce monde où la création se joue chaque jour, il appartient à l’homme de prendre sa part, de traduire au quotidien le message de Jésus, afin de vivre au plus juste et au plus universel la Vérité de l’Amour.
Danielle Nizieux