Il ne faut pas désespérer Billancourt
Une nouvelle fois, 1 million et demi à 3 millions de Français, selon les estimations, ont manifesté mercredi dernier dans les différentes agglomérations du pays pour protester contre la politique économique et sociale menée par le gouvernement. Malgré les perturbations causées par ces événements, les sondages montrent qu’une grande majorité de Français appuient ces revendications. La présidente du MEDEF se scandalise de cette journée de grève en souhaitant en chiffrer le coût pour notre économie. Par contre, on ne l’a pas entendue sur l’attribution, le 9 mars dernier, de dizaines de milliers de stock-options aux dirigeants de la Société Générale.
Tous les indicateurs montrent dans notre pays une progression de la précarité, du nombre de ceux qu’on appelle les « travailleurs pauvres » et de la conscience d’une injustice croissante dans la répartition des richesses. Même dans l’actuelle majorité, certains se sont émus de cette situation. Ainsi, le député UMP Pierre Méhaignerie a proposé, au nom de la solidarité, de taxer davantage les hauts revenus. « Nous ne sortirons pas d'une crise exceptionnelle si nos compatriotes ont le sentiment que le partage des efforts n'est pas suffisamment équitable. Si nous ne donnons pas ce signe, nous commettons une erreur majeure », a renchéri un autre député de la majorité, François Goulard. Mais c’était mettre en cause le bouclier fiscal première mesure-phare du quinquennat de Nicolas Sarkozy. Dès lors, la quasi totalité des députés de la majorité s'est pliée à l’injonction présidentielle en refusant tous les amendements qui auraient traduit, en période de crise, un signe de solidarité de la part des plus privilégiés.
Quand le Parti Communiste dominait la gauche française, certaines de ses décisions, pourtant contestées en son sein, étaient justifiées par la direction du Parti car, disait-on à l’époque où les usines Renault y étaient implantées, « il ne fallait pas désespérer Billancourt »1. Aujourd’hui, toute la justification du bouclier fiscal consiste à chercher à ne « pas désespérer Neuilly » pour que les Français les plus riches ne choisissent pas un exil fiscal qui pénaliserait nos finances publiques. Cet argument signifie que la décision politique serait conditionnée par le chantage exercé par des personnes dont la fortune a été pour l’essentiel produite en France grâce au fonctionnement économique et social de notre pays. S’il est indéniable que l’équation personnelle des décideurs joue un rôle dans la production des richesses, celles-ci ne sont possibles que grâce à l’environnement collectif d’un pays qui a financé la formation des travailleurs, la mise en place d’infrastructures et a construit au fil des décennies des relations sociales permettant les performances de notre économie.
La complexité de l’acte économique rend de plus en plus difficile d’imputer à tel ou tel agent le bénéfice de la productivité d’un système, ce qui devrait conduire au changement du paradigme avec lequel on évalue la redistribution des richesses. Il s’agit de passer d’une physique atomiste juxtaposant des actions et des intérêts individuels, à la perception des agents économiques comme acteurs d’un réseau d’échanges et de solidarités qui peut seul donner un sens au marché. Ce qui était hier engagement idéologique ou invocation à la vertu apparaît aujourd’hui comme la condition même d’un avenir des sociétés modernes.
Bernard Ginisty
Chronique hebdomadaire diffusée sur RCF Saône & Loire les 20 et 21.03.09
1 Le mythe de la forteresse ouvrière et du bastion du syndicalisme se construit à partir de 1934. Billancourt, alors la plus grande usine de France, devient une cible de choix pour les communistes. Cf. l’ouvrage de Jacques FREMONTIER : La forteresse ouvrière : Renault. Une enquête à Boulogne-Billancourt chez les ouvriers de la régie. Éditions Fayard, 1971.