La main invisible n’existe pas…
Les effets de la crise mondiale sur notre vie quotidienne se traduisent chaque jour dans l’actualité : ici, c’est l’annonce de la fermeture d’une usine, là l’extension du chômage partiel, ailleurs l’augmentation non seulement des chômeurs, mais de ce qu’on appelle les « salariés pauvres » qui s’adressent de plus en plus aux organisations caritatives pour simplement survivre. Dans ce contexte, l’annonce de profits historiques de la société Total concomitante à celle du licenciement de plusieurs centaines de salariés n’apparaît pas simplement comme une provocation. Plus fondamentalement, elle traduit le fait que beaucoup de dirigeants de grandes entreprises, fascinés par des rémunérations mirobolantes, n’ont pas encore réalisé que ce qui est en cause n’est pas seulement quelques excès, mais la structure même du logiciel qu’ils utilisent. Comme le remarque le financier international Georges Soros, « l’aspect fondamental de la crise financière actuelle est qu’elle ne provient pas d’un choc extérieur… mais qu’elle a bel et bien été générée par le système lui-même ».
Lors de la dernière campagne électorale, le président de la République n’a cessé de mettre en avant le modèle états-unien, y compris dans ses aspects les plus « bling-bling », comme le nouvel horizon qui s’imposait à nos sociétés. Les réalités de la crise l’ont amené à modérer ses enthousiasmes et à redécouvrir le rôle de l’État dans l’économie. Mais peut-être que nos dirigeants n’ont pas mesuré à quel point il s’agissait de remettre en cause des fondamentaux.
Dans une tribune publiée dans le journal le Monde (1), Kevin RUDD, l’actuel Premier ministre d’Australie, analyse l’ampleur de cette crise qu’il qualifie de « véritable cataclysme », car « l’orthodoxie est renversée ». Et ce dirigeant d’un pays anglo-saxon marqué jusqu’ici par son suivisme vis-à-vis des États-Unis d’Amérique ajoute : « La crise actuelle est le point culminant de trente année de politique économique dominée par l’idéologie du marché libre ». L’idée maîtresse de cette idéologie est que l’activité du gouvernement devrait être limitée pour être enfin remplacée par les forces du marché. On a pu voir les effets dévastateurs de ces forces non maîtrisées. Et le Premier ministre australien enfonce le clou : « Au lieu de distribuer les risques à travers le monde, le système financier mondial les a intensifiés. L’orthodoxie néolibérale soutenait que la main invisible guidant les forces du marché livrées à elles-mêmes allait les aider à trouver leurs propres équilibres. Cependant, ajoute-t-il citant le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, la raison pour laquelle nous avons l’impression que cette main invisible est si souvent invisible, c’est qu’elle n’existe pas ».
Dénoncer un système qui, sous le nom de libéralisme, consiste à privatiser les profits et mutualiser les pertes n’est pas se complaire dans la dénonciation. C’est aussi s’obliger au risque d’inventer de « nouveaux commerces » authentiquement humains. À l’heure où s’écroulent les dogmes libéraux qui ne cessent de faire croître les inégalités et les drames humains, l’erreur serait de se précipiter vers une nouvelle idole qui serait l’État. C’est bien nos idolâtries que nous devons remettre en cause, c’est-à-dire nos abandons à des systèmes, à des slogans médiatiques, à des personnages perçus comme « sauveurs », qui nous évitent de prendre nos responsabilités de citoyens, c’est-à-dire de faire de la politique.
Bernard Ginisty
(Chronique hebdomadaire diffusée sur RCF Saône & Loire les 13-14 mars 2009)
(1) Kevin RUDD : Face à la crise mondiale, trois défis pour la social-démocratie. In Le Monde, 12 mars 2009, page 19