Un produit de haute nécessité : le poétique
À mesure que nos économies s’enfoncent dans la crise, nous prenons conscience que les solutions ne se limitent pas à un ajustement monétaire, à un nouveau « round » d’accords commerciaux ou aux mouvements de menton d’hommes politiques qui prétendent donner des leçons au monde entier. Un texte récent intitulé Manifeste pour les “produits” de haute nécessité (1) me paraît avoir saisi toute la dimension du travail d’évolution qui attend nos sociétés. Rédigé par plusieurs intellectuels antillais, dont les écrivains Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant, ce Manifeste fait le lien entre leur solidarité avec la lutte des salariés de la Guadeloupe et de la Martinique pour le pouvoir d’achat des produits de « première nécessité » et l’urgence d’inventer une société où l’homme puisse accéder à ce qu’ils appellent « les produits de haute nécessité ».
« Derrière le prosaïque du ” pouvoir d’achat ” ou du “panier de la ménagère “, écrivent-ils, se profile l’essentiel qui nous manque et qui donne du sens à l’existence, à savoir : le poétique. Toute vie humaine un peu équilibrée s’articule entre, d’un côté, les nécessités immédiates du boire-survivre-manger (en clair : le prosaïque) ; et, de l’autre, l’aspiration à un épanouissement de soi, là où la nourriture est de dignité, d’honneur, de musique, de chants, de sports, de danses, de lectures, de philosophie, de spiritualité, d’amour, de temps libre affecté à l’accomplissement du grand désir intime (en clair : le poétique) ».
Invoquer le « poétique » au sein d’une lutte très concrète pour le pouvoir d’achat paraîtra à certains quelque peu décalé. Et pourtant l’histoire ne cesse de montrer que « l’homme ne vit pas seulement de pain » et que les luttes légitimes pour la satisfaction des besoins fondamentaux de l’existence laissent intact le désir de l’être humain de faire sens dans une société.
Tout en dénonçant les tares d’un capitalisme débridé particulièrement présent aux Antilles, ces intellectuels se gardent de tomber dans la facilité de chercher des boucs émissaires. Ainsi, déclarent-ils avec leur langage imagé, « la « hausse des prix » ou « la vie chère » ne sont pas de petits diables-ziguidi qui surgissent devant nous en cruauté spontanée, ou de la seule cuisse de quelques purs békés ».
Retrouvant le sens profond du mot poétique, du grec poïen qui définit un acte original et créateur, les auteurs du Manifeste en appellent à la responsabilité de chacun : « La question de la responsabilité est donc de haute nécessité. C’est dans l’irresponsabilité collective que se nichent les blocages persistants dans les négociations actuelles. Et c’est dans la responsabilité que se trouve l’invention, la souplesse, la créativité, la nécessité de trouver des solutions endogènes praticables. C’est dans la responsabilité que l’échec ou l’impuissance devient un lieu d’expérience véritable et de maturation. C’est en responsabilité que l’on tend plus rapidement et plus positivement vers ce qui relève de l’essentiel, tant dans les luttes que dans les aspirations ou dans les analyses ». Au nom de cette responsabilité, ils appellent à « une contestation radicale du capitalisme contemporain qui, pour eux, n’est pas une perversion mais bien la plénitude hystérique d’un dogme ».
Il est rare de lire un texte capable de faire un lien profond entre les combats les plus concrets pour la justice sociale et la construction « poétique » d'un monde où, écrivent-ils, « il n’existe ni chômage ni plein emploi ni assistanat, mais autorégénération et autoréorganisation, mais du possible à l’infini pour tous les talents, toutes les aspirations. En valeur poétique, le PIB des sociétés économiques révèle sa brutalité ».
Contre la marchandisation du monde qui réduit le travail à fournir l’accès à la consommation, les auteurs du Manifeste s’invitent à la table des négociations pour affirmer : « Voici le premier panier que nous apportons à toutes les tables de négociations : que le principe de gratuité soit posé pour tout ce qui permet un dégagement des chaînes, une amplification de l’imaginaire, une stimulation des facultés cognitives, une mise en créativité de tous ».
Bernard Ginisty
Chronique sur RCF Saône & Loire des 27 et 28.02.09
(1) Ernest BRELEUR, Patrick CHAMOISEAU, Serge DOMI, Gérard DELVER, Edouard GLISSANT, Guillaume PIGEARD DE GURBERT, Olivier PORTECOP, Olivier PULVAR, Jean-Claude WILLIAM : Manifeste pour les « produits » de haute nécessité. 16 février 2009.
On peut trouver l’intégralité de ce manifeste sur le site des principaux journaux et hebdomadaires. Voici la référence pour le Nouvel Observateur : http://bibliobs.nouvelobs.com/files/manifeste.pdf