François d’Assise et Savonarole
ou que faire de l’Église Institution ?
Il n’est pas question pour moi de dresser une présentation comparée de ces deux Chrétiens. Je ne suis pas historien et ce travail supposerait une connaissance approfondie de l’un et de l’autre. De plus, mon propos n’est pas là.
Tout de même, je trouve intéressant le rapprochement, car tous deux ont eu à faire à l’Institution-Église. L’un, François d’Assise pour accepter de revoir sa copie concernant son projet de vie et celui de ses frères, l’autre pour se voir condamner au bûcher.
L’un et l’autre n’avait d’autre désir qu’un retour à l’Évangile et à lui seul. François ne voulait pas de Règles. L’Évangile devait être la seule règle de sa vie et de ceux qui venaient le rejoindre et nous savons combien fut grande sa douleur, lors du fameux chapitre des cabanes, lorsque ses frères lui imposèrent des constitutions pour se glisser dans le cadre habituel des ordres religieux. Il fallait faire comme les autres et se glisser dans le cadre établi. D’une certaine façon, l’Institution prenait le pas sur l’intuition première. Ce fut d’autant plus douloureux pour François que son désir de vie évangélique était la réponse qu’il voulait donner à l’appel premier perçu à Saint-Damien: reconstruire l’Église qui tombe en ruine, selon l’expression même du Christ, qui lui parle au plus profond de lui-même. Et tout au long de l’histoire de son ordre, des frères voudront revenir à cette intuition première, aujourd’hui encore. Que va faire d’eux en ce XXIe siècle, l’Institution Église si leur aventure réussit... Il sera toujours périlleux de suivre le conseil de St Jacques “ prendre exemple sur les prophètes” Ja 5,10.
Quant au dominicain de Florence, pour lequel j’ai une particulière affection, c’est bien au nom de l’Évangile qu’il se trouve en porte-à-faux aussi bien avec le pouvoir politique qu’avec le Pape Alexandre VI Borgia. Convoqué à Rome, il est excommunié par le tribunal de l’Inquisition et condamné au bûcher. ”Faut-il canoniser Savonarole”? Tel est le titre d’un article publié dans la livraison de Septembre de la revue Études. André Vauchez, historien et membre de l’Institut, n’hésite pas à écrire: “ La conviction qui l’animait (Savonarole) était moins fondée sur des révélations privées que sur la conscience aiguë qu’il avait d’être un instrument choisi par Dieu, malgré son indignité personnelle (comme l’ânesse de Balaam, dit-il), pour agir en son nom à Florence et intervenir dans la vie de l’Église afin d’y rappeler la primauté de la Parole et de la Vie évangélique”.
L’un et l’autre, François et Savonarole, ont été des signes de contradictions aux yeux des hommes de leur temps, y compris des hommes d’Église. Ils ont été des prophètes. Et même si les itinéraires de l’un et de l’autre sont bien différents, nos deux amis se sont heurtés à l’Institution-Église.
N’en concluons tout de même pas que tous ceux, qui, hier et aujourd’hui, se heurtent à cette même réalité, sont des prophètes. La question n’est pas là. Mais ces deux exemples nous montrent bien que nous sommes témoins d’un fossé, parfois infranchissable, entre l’Évangile et l’Église telle qu’elle se présente, à vue humaine, dans la conscience de certains chrétiens et aux yeux du monde. Il faut bien le reconnaître.
Jésus Christ, oui, l’Évangile, oui, mais l’Église... Reconnaissons-le, il y a des aspects de la vie de l’Église, qui sont un obstacle à la perception de l’Évangile. L’image que l’Église donne d’elle-même éloigne de l’Évangile.
Qui que nous soyons, nous devons accepter de prendre notre part de responsabilité, car le visage de l’Église passe par le témoignage et bien souvent le contre-témoignage de la faiblesse de notre vie chrétienne. Mais il y a plus dans cette difficulté de l’Église à laisser transparaître le visage du Christ et la beauté de son Évangile ! Elle apparaît comme une institution lointaine, archaïque, déconnectée du réel, voire comme une institution castratrice dont la doctrine est plus un ensemble d’interdits que l’annonce d’une heureuse nouvelle pour l’homme.
Nous avons parfois l’impression de nous être éloignés du climat de dialogue inauguré par Vatican II. Le comportement des garants de l’Institution conforte une recherche d’identité, fruit du climat de la société, qui dépasse donc le cadre ecclésial, mais contre lequel l’Évangile nous invite à répondre par l’annonce d’une Espérance qui nous est donnée. Je rêve d’une Église qui retrouverait la liberté de Paul, dont témoigne son enseignement. Nous sommes des hommes libres. Le Christ nous a libérés. Une Église qui a peur ne peut que se détruire et se rendre inoffensive pour le monde. Or le message évangélique, d’une part, est fait pour le monde et, d’autre part, il est contradiction du monde. Cette parole n’est pas entendue. Son expression paraît hors du temps et s’exprime en un langage, qui non seulement est inaudible pour le plus grand nombre, mais n’est pas une invitation au dialogue. Or, l’homme d’aujourd’hui veut être entendu. Il ne sert à rien de porter un diagnostic sur la société, diagnostic qui ne peut pas ne pas apparaître comme un jugement, si, tout d’abord, on n’a pas pris soin d’entendre les questions de ceux auxquels on veut s’adresser. Pour que ce dialogue soit possible, l’Institution devrait décentraliser ses instances de réflexion. Et, lorsqu’une décision doit être prise, une parole annoncée, il serait urgent de laisser le soin de la traduire dans un langage opportun, selon les mentalités d’un continent, d’un pays, d’une catégorie sociale. Il n’est plus possible d’utiliser un langage qui se veut universel et qui, à terme, n’atteint plus personne.
Il m’arrive de penser que les structures synodales des Églises d’Orient sont, peut-être, plus adaptées à notre monde que le centralisme de notre Église d’Occident. La restauration des Patriarcats serait probablement un pas à franchir pour permettre ce dialogue avec le monde tel qu’il se présente à nous. La Parole évangélique pourrait aussi, de ce fait, se nourrir des questions, des réactions et pourquoi pas des suggestions d’une parole entendue, fruit des attentes, des inquiétudes, des souffrances de l’homme, voire du chrétien, qui peine à trouver sens à son existence, ou à trouver les chemins pour vivre sa Foi. Il est regrettable que les Conférences Épiscopales par nations ou continents ne soient pas encore des instances ayant la personnalité juridique pour promouvoir la Foi et en définir les conditions.
Si nous nous demandons alors que faire de l’Église-Institution, nous ne pouvons pas nous satisfaire de dire, une fois de plus, qu’elle est un mal indispensable qu’il faut bien accepter. C’est trop facile.
L’Église, étant une société, doit bien avoir des structures et des règles.
Il n’y a pas de solution miracle. Ne pourrait-on pas tout de même reprendre le vieil adage invoqué par le Père Congar dans son ouvrage “Vraies et fausses réformes dans l’Église”, Ecclesia semper reformanda. Il ne s’agit pas de vouloir refaire le parcours de Foi des grands conciles, qui ont élaboré aux cours des premiers siècles le contenu de celle-ci mais d’avoir l’audace de remettre constamment en perspective le fonctionnement des diverses instances en fonction de l’Évangile. Avoir le courage et l’audace de revoir en permanence si la parole annoncée tout autant que l’agir sont une bonne nouvelle pour l’homme d’aujourd’hui ou simplement le fait d’habitudes prises et de règles de fonctionnement. L’Église, précisément parce qu’elle est à la fois Mystère et Institution doit avoir l’humilité de vérifier l’adéquation de sa parole et de son agir en fonction du Message à annoncer.
Il ne s’agit pas de soupçonner quiconque de vouloir autre chose. Mais les habitudes sont telles, le poids de l’histoire est tel, les rouages administratifs sont si pesants, l’écoute du monde est si faible, qu’on se demande s’il ne faudrait pas reprendre le conseil que Catherine de Sienne donnait au Pape de son temps, lorsqu’elle lui recommandait de s’entourer de “Spirituels”, ajoutant que ces derniers lui seraient plus utiles que ses cardinaux. Il est vrai que les temps ont changé et qu’aujourd’hui nous sommes en droit de penser que les cardinaux sont des spirituels. En réalité, ce que cette femme, qui ne craignait pas les affrontements, voulait dire, rejoint dans ma pensée cette nécessité pour l’Église de dépasser ses peurs et d’affronter l’Évangile dans sa nudité. Parmi nous, ceux, qui ont connu le Concile Vatican II, n’ont pas oublié le rite par lequel était inaugurée chaque Congrégation Générale : l’accueil du Livre de la Parole de Dieu, qui présidait au travail des Pères. C’est cette référence à l’Évangile, une instance qui aurait pour mission de traduire en termes évangéliques textes, propositions, manifestations. Encore une fois, je ne me permettrais pas d’imaginer que tel n’est pas le désir profond de quiconque dans l’Église, mais je constate que le message n’est pas ainsi perçu. L’Église Institution elle-même devrait se vérifier de la même façon. Et ce, à tous les niveaux jusqu’à chacun de nous, car nous-mêmes de par notre participation à la vie d’un groupe, d’une association, d’une paroisse sommes témoins du visage de l’Église pour le monde, peut-être restreint, mais vu et entendu. Chacun de nous participe à l’Institution-Église et donc notre comportement importe pour élaborer et mettre en œuvre ce principe vital pour l’Église du Christ “semper reformanda”.
Je ne conclurai pas ces réflexions. Je suggèrerai simplement qu’il faudrait les faire vérifier par la nouvelle génération, même si elle est peu nombreuse, car il n’est pas assuré qu’elle réagisse de la même façon sur cette question de l’Église-Institution.
Sommes-nous loin de François d’Assise et de Savonarole ? Je ne pense pas, mais avons nous, y compris celui qui vient d’écrire ces lignes, assez de Foi pour dire et vivre l’Évangile, comme ils l’ont fait ?