L’Église, le système et la foi
Discrédit de la foi ou discrédit de l’Église ?
Inédite pour elle, la crise que traverse l’Église se présente sous deux formes, indissociables et réciproques : son implosion à elle et le discrédit de la foi qu’elle a mission de présenter au monde. En d’autres mots, après avoir été chrétien pendant des siècles, le monde – une part marquante du monde occidental en tout cas - n’a plus que faire de la foi ni de l’Église. Ce phénomène, longtemps rampant, s’est subitement accéléré après la guerre de quarante, pour prendre depuis les allures d’un véritable raz-de-marée. On comprend que nombre de croyants s’en trouvent retournés, et d’autant moins prêts à s’en accommoder qu’ils se sentent plus démunis quant à l’interprétation à s’en donner.
D’emblée, on peut noter qu’un discrédit présuppose une déconvenue, qu’accompagne souvent un fond d’amertume ou de ressentiment d’avoir été trahi dans sa confiance – et précisément dans une foi première : « nous avons été eus ». Sentiment, ou ressentiment, d’autant plus profond que de quelque manière, celui ou celle qui le suscite évoque une image parentale, et par suite, celle d’un abandon. Comment alors s’étonner que le débat qui en résulte prenne l’allure d’un procès, et que, si valables qu’elles puissent être, les raisons invoquées trahissent elles-mêmes, de part et d’autre et quoi qu’on fasse, tant de passion ?
Quoi qu’il en soit, que le monde moderne s’en prenne à la foi ou que l’Église1 s’en prenne à la modernité, le fait est là : les simples croyants traditionnels se sentent désemparés quand de son côté, l’Église, si longtemps triomphante, finit par se sentir elle-même coupée du monde, et bien souvent désormais, tenue, à sa grand surprise, pour une quantité négligeable ou pour une grandeur déchue : aurait-elle donc failli ? À leur tour, ses représentants officiels ne cachent plus leur doute. Certes, il leur a fallu le temps pour céder à l’évidence, mais à présent le souci est là, et d’autant plus vif qu’en Occident du moins, ils voient leurs effectifs fondre comme neige au soleil : “Ce monde que trop longtemps nous avions cru christianisé échappe à l’Évangile ; comment l’y ramener ?”
- Discrédit de la foi ?...
Pour beaucoup, la chose est entendue : Dieu est mort, la foi et ses chimères n’ont plus de sens pour la modernité ; il n’est, pour s’en convaincre, que de s’en remettre au jugement d’une opinion publique informée, dont les sondages reflètent et les médias confirment l’avis éclairé. Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter aux positions les plus répandues au sein de l’intelligentsia française comme à l’idéologie sous-jacente à la majorité des ouvrages se donnant pour scientifiques ou philosophiques.
Mais comment comprendre que les gens aient pu perdre la foi ? Car cette foi, ils l’‘avaient’, et depuis plus de mille ans ; mais cela se perd-il comme on perd ses papiers, et pourquoi l’avoir perdue ? – N’est-ce donc pas qu’à la façon d’Adam ou de Lucifer, ce monde d’aujourd’hui ose élever la prétention de se suffire à lui-même ? Et n’est-ce pas, de siècle en siècle, le sort de l’Évangile que d’être rejeté du plus grand nombre ? - La réponse, certes, est facile. Telle n’a pourtant pas toujours été celle des gens d’Église, à en juger par le passé : ne s’enorgueillissaient-ils pas plutôt d’avoir gagné à l’Évangile tout l’Occident, voire le monde civilisé ? Mieux que d’imputer à l’orgueil ou à la mauvaise foi la perte de la foi, n’auraient-ils pas d’abord à s’appliquer à eux-mêmes l’histoire de la paille et de la poutre, ou celle du pharisien et du publicain ? Elles leur rappelleraient qu’avant de faire le procès de ‘tous ces gens qui perdent la foi’, ils ont à se regarder eux-mêmes : dans leur prétention à ‘défendre la foi’, se sont-ils souciés de leur propre conversion à l’Évangile ? Tant s’en faut qu’un tel retour à l’expérience passée conforte leur assurance.
Facile, dans ces conditions, d’imputer la dite ‘perte de la foi’ à l’aveuglement des foules, au matérialisme ambiant, à la séduction du plaisir et du confort, à la consommation, aux sortilèges des médias et de l’argent voire à la démagogie de l’État. L’évidence première, c’est qu’à se faire porteuse de ces imputations, l’Église s’est laissé prendre au mirage, et au miroir, de sa propre excellence : insensible aux difficultés éprouvées par les fidèles à intégrer dans leur expérience de la vie ordinaire un langage, une allure et des consignes ecclésiastiques devenus incompréhensibles pour eux et hermétique à toute remise en question de ses propres ressassements, elle s’est enfermée dans l’image qu’elle s’est fixée d’elle-même, se fiant au prestige d’une investiture dont, de sa propre autorité, elle-même s’est faite l’interprète. Ayant perdu conscience de ses limites, et donc aussi de sa relativité à la vocation qui l’instaure comme à ‘l’unique nécessaire’ qui fonde sa mission, elle vire à l’autisme, mais accuse le monde.