Europe des marchés, Europe des peuples ?
Nous proposons d'abord un commentaire du titre suggéré par les amis de Garrigue (la commande). Pourquoi faudrait-il opposer l'Europe des marchés à celle des peuples ? Dès le traité de Rome en 1957, la construction européenne n'a pas fait mystère de son projet économique et social. L'article 2 fixe les objectifs : « rapprochement des objectifs économiques des États membres », « promouvoir un développement harmonieux des activités économiques », « une stabilité accrue », « un relèvement accéléré du niveau de vie ». L'article 3, alinéa f, précise qu'il s'agit d'établir « un régime assurant que la concurrence n'est pas faussée dans le marché commun ». Il ajoute plus loin : « la coordination des politiques économiques ». Dans l'esprit des fondateurs, l'Europe de la concurrence (des marchés ?) ne s'oppose pas à l'Europe sociale (des peuples ?). Plus encore quand les rédacteurs écrivent « Europe de la concurrence », ils y voient une condition nécessaire à la réalisation d'une Europe démocratique et sociale. Ils prennent appui sur trois expériences. D'abord le rejet du totalitarisme nazi. Ce sont bien les nazis qui ont supprimé la concurrence en faisant basculer l'économie allemande de la cartellisation à l'étatisation. Ensuite, ils s'inspirent de « l'air du temps » qui est imprégné des théories du génial économiste britannique, John Maynard Keynes. On notera à ce propos l'allusion dans l'article 3 aux politiques économiques, il s'agit d'une référence connotée au « consensus keynésien ». Enfin, le texte du traité exprime spontanément sa confiance dans le modèle américain (par exemple les lois anti-trusts) qui a contribué de façon majeure à éradiquer la barbarie hitlérienne. Ce consensus est alors partagé par tous les démocrates d'Europe -tout particulièrement dans l'Allemagne nouvelle- à l'exception de l'importante mouvance communiste en Europe occidentale.
Puis le projet européen s'est progressivement modifié. Plus exactement, la plupart des mots sont restés -celui de concurrence en particulier-, mais ils ont pris un sens différent. Il faut dire que cette aventure qui consiste à créer une entité régionale (l'Europe) différente de ce qui existait et existe encore (des Etats nations forts et une concertation mondiale molle - ONU-) prend du temps -plus de cinquante ans-. C'est beaucoup plus de temps que ne l'imaginaient les fondateurs. Dans un texte de 1953, J. Monnet envisageait la création d'une monnaie commune dans les deux ans à venir... La durée imposée a inscrit le projet européen dans les cycles longs de l'économie et de la pensée des hommes. Cette lenteur a été provoquée par la résistance des Etats au partage de leurs compétences, en particulier au temps de la France du Général de Gaulle. Quand le créneau de la relance est venu, au milieu des années quatre-vingt lorsque la grande dépression industrielle suscitait l'impuissance des Etats, le climat idéologique n'était plus le même. Le consensus keynésien s'assoupissait, la libéralisation de l'économie -en fait sa dérégulation- semblait apporter une meilleure réponse. D'autant qu'il fallait nécessairement intégrer l'opiniâtreté britannique. Le sens et la pratique du concept de concurrence ont glissé vers ceux de la dérégulation. Le paradigme économique et social hégémonique a changé.
Par ailleurs, le projet européen a perdu une partie de sa confiance en lui en 1989 faute d'avoir pensé l'avenir. Certes, les élites disaient que les peuples d'Europe centrale et orientale avaient toute leur place dans le projet européen, mais personne n'y croyait à court et à moyen terme. Et pourtant... Le projet européen n'était pas préparé à la chute du Mur et nous en sommes tous responsables : citoyens, institutions, politiques et intellectuels. Nous devions préparer l'intégration de l'Europe centrale et orientale comme celle des Balkans et nous n'avons pas su le faire à temps. Nous n'avons pas su alors définir le territoire européen, réorganiser les institutions communautaires ni reconstruire un projet. La suite est connue, c'est la fuite en avant entre approfondissement (des institutions) et élargissement (du territoire) qui se poursuit encore en 2008 (débat sur l'Ukraine). Comment demander aux peuples d'Europe d'avoir confiance dans un projet qui n'a pas confiance en lui ?
L'attitude des peuples d'Europe a changé à l'égard de la construction européenne. Il y a eu une période de mobilisation forte, celle du rêve européen, disons de 1948 (Congrès de la Haye) à 1954 (échec de l'armée européenne). Il s'agissait essentiellement des élites, mais la mobilisation a concerné aussi les classes moyennes et même dans certains pays (Allemagne, Belgique, Italie) les milieux populaires. De 1954 au milieu des années 1980, le consensus européen est réel, mais il est mou. L'Europe apporte la paix et pendant longtemps, la prospérité. C'est donc une bonne chose. La brève relance des années Delors au cours de son mandat de président de la Commission européenne (1985 - 1995) a permis des avancées considérables de la construction européenne, mais dans le contexte économique et social catastrophique du moment - celui de la crise de l'industrialisation européenne -, cela n'a été perçu que par une minorité des élites. L'analyse sociologique des résultats du referendum sur le traité de Maastricht de 1992 en France donne un signal fort. Certes, le oui l'a emporté de peu. Mais on constate que plus les Français sont riches, plus ils sont diplômés, plus ils sont urbains, plus ils votent oui. Et l'inverse est vrai. Le fossé entre l'Europe et les peuples se creuse. Le 2 juin 1992, le peuple danois dit non par 50,7% de votes négatifs avec une participation de 83% alors que les élites, les partis -de droite et de gauche-, les syndicats et les médias appelaient à voter oui. La cassure est là. La suite est connue. La perception négative de la construction européenne s'est amplifiée jusqu'en 2005 et au-delà. A défaut de consultation électorale, les sondages indiquent que la défiance à l'égard du projet européen et sa méconnaissance sont persistantes, le non irlandais de 2008 corrobore cette hypothèse.
Aux deux explications proposées, longueur du processus et glissement du projet vers la dérégulation, il convient d'en ajouter une troisième, peut-être la plus importante. Il s'agit d'un phénomène de génération. A prendre son temps, la construction européenne voit s'effacer la génération de ceux qui l'avait portée sur les fonts baptismaux (sic). Ceux qui voulaient l'Europe par haine de la guerre, contre l'horreur du génocide, pour un monde nouveau, nous quittent peu à peu. Les fonctionnaires de la première génération des institutions européennes passent à leurs jardins intérieurs. Pour les peuples d'aujourd'hui, l'idée que l'Europe a construit une paix durable ne suscite pas de frémissement - y compris lors des soubresauts des Balkans- car c'est pour eux la normalité. A l'Ouest, un citoyen européen de cinquante ans, sinon soixante, n'a aucun rapport personnel avec ce qu'était l'Europe avant la construction européenne. Les messages européens ne passent plus par le vécu mais par l'éducation et la culture. Si elle veut s'adresser aux êtres humains d'aujourd'hui, la communication européenne sur son projet doit prendre en compte ses racines historiques en évitant les formes un peu naïves de sa communication institutionnelle qui font comparer les affiches historiques de Bruxelles à des illustrations du Petit Prince (cf. Henry Rousso).
Pour autant, la communication du projet européen est aussi en mesure de porter sur ses réalisations quotidiennes car l'Europe fonctionne et fait son travail. Il y a d'abord l'Europe du Droit qui construit jour après jour un cadre juridique partagé et qui est, en matière des droits de l'être humain notamment, le plus avancé du monde. Il en va de même en matière de protection de l'environnement, d'aide humanitaire et sans doute de protection de la santé. Dans aucune autre partie du monde, la protection de l'environnement, la lutte contre le réchauffement climatique n'est entreprise avec une résolution et une efficacité comparables avec celle de l'Union Européenne. Parmi de nombreux exemples possibles, la récente directive REACH illustre ce qui se fait de mieux dans le domaine de la santé et de la protection des citoyens. Sans ouvrir un débat qui nécessiterait un autre article, il est possible de penser que la monnaie unique apporte aux Européens une protection et une puissance qu'ils ne soupçonnent pas car ils ont oublié ce qu'étaient les désordres monétaires. Les étudiants européens du programme ERASMUS, ceux des pays tiers du programme ERASMUS MUNDUS ou encore ceux des programmes de la Politique Européenne de Voisinage ont de bonnes raisons de réfléchir sur les attraits du projet européen.
Ce travail réalisé par la Commission sous l'œil de plus en plus vigilant et intrusif du Parlement européen est effectué dans « l'air du temps » car l'Europe, comme « objet politique non identifié » (Jacques Delors) est réactive à l'évolution des opinions, des gouvernements de ses États, aux parlements nationaux avec de subtiles médiations provenant tant du Parlement européen que de la Commission. Or que dit « l'air du temps » ? On entend croître la demande de régulation, y compris en provenance de milieux où on ne l'attendait pas. On entend les mots « politiques industrielles » on évoque le rôle de l'État en économie en l'invitant à ne plus être un spectateur. Tout se passe comme si la cote du « laisser-faire » était à la baisse. Allons-nous vers une nouvelle hégémonie -au sens gramscien du terme- ? Un nouveau paradigme est-il en train d'émerger ? Après tout, une période de cinquante ans et plus, c'est plus d'un cycle Kondratiev avec sas phase A (hausse) et B (baisse), peut-être plus que deux cycles de la pensée économique ! S'il en est ainsi, la construction européenne suivra le mouvement. Il est vraisemblable que ces questions où le manichéisme n'a pas sa place seront au cœur du débat à venir à l'occasion des élections au Parlement européen de juin 2009 et le renouvellement de la Commission et de son président.
Ce débat réconciliera-t-il les peuples et le projet européen ? En tout cas, l'éventuelle progression du taux de participation (calamiteux dans certains pays) aux élections européennes sera un indicateur fondamental. Quelques enjeux du débat démocratique à court terme sont d'ores et déjà repérables. Comment sortir - d'une façon ou d'une autre - de l'enlisement de ses institutions depuis les traités entre Maastricht et Nice ? Comment énoncer son projet sur les limites du territoire européen afin que les citoyens puissent développer un sentiment d'appartenance et en cesser avec le flou sur cette question essentielle ? Comment dès lors gérer la question des trois marges : atlantique, méditerranéenne et orientale ? Comment insérer cette construction régionale dans le monde global ? Si l'on veut bien admettre que l'Europe de la connaissance (stratégie de Lisbonne) qui comporte à la fois le développement de la recherche et la croissance des activités et des emplois dans une sortie de crise « vers le haut » est une politique incontournable, alors, la construction européenne doit disposer des moyens nécessaires à sa mise en œuvre en affectant par exemple des ressources plus importantes au budget communautaire (% du PIB) et, vraisemblablement, en redéployant certaines dépenses (politique agricole commune).
A plus long terme, et il est plus facile de l'écrire que de le faire, le projet européen doit retrouver la confiance en lui et donner confiance ; faire rêver d'Europe car la promesse de la paix ne suffit plus. Dire à la fois que l'Europe nous protège (c'est le cas pour l'environnement et la monnaie) et qu'elle nous donne de la puissance dans ce nouveau monde multipolaire (ce n'est pas toujours évident). Quel est l'avenir de ce continent sans pétrole ni gaz, à la démographie fatiguée ? Peut-être s'agit-il de poser simplement la question : « où iraient les Européens sans l'Europe ? ».